Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 90-93).

III

Pendant que Liette maintient ses positions contre l’attaque à revers de l’abbé Divoire et réfléchit aux moyens de les rendre inexpugnables, qu’est-ce que Denise peut bien penser du fait nouveau dont parle tout Chambéry ?

En apprenant la résurrection de Robert et que son rétablissement n’est plus qu’affaire de patience et de soins, c’est peu de dire qu’elle a été heureuse. Tel le condamné qui obtient sa grâce, elle a passé instantanément d’une morne désespérance à une joie assez profonde, assez intense, assez divine pour la payer de toutes ses souffrances et de toutes ses larmes.

Le souhait ardent qu’elle avait formulé dans un affreux moment de détresse ; ce cri tragique de son instinct d’amante ; cette prière presque farouche que lui arrachait la douleur et qu’elle élevait éperdument vers le Très-Haut, le Très-Haut l’a entendue et exaucée.

Elle lui demandait d’épargner Mr. Wellstone. Il l’a épargné. En échange de son salut à lui, elle faisait l’offrande d’elle-même, et son holocauste à ce moment-là ne lui eût rien coûté. Aussi, depuis qu’elle sait l’officier sauf, sinon tout à fait sain encore, n’est-il plus question de la conduire à la Bauche. La cure s’est opérée toute seule, quasi miraculeusement, comme dans le cas de Robert.

Mais, par un de ces revirements ou l’une de ces défaillances dont nos pauvres cœurs sont coutumiers, ne va-t-elle pas, après cet immense afflux de joie, subir un reflux de désespoir devant la triste nécessité de consommer son sacrifice ? À travers toutes les épreuves qui l’attendent encore, conservera-t-elle intacte cette force nouvelle qui l’a si efficacement ranimée et qui continue de l’exalter ?

On verra bien.

En attendant, sa félicité plane assez haut pour qu’aucun chagrin ne l’y puisse atteindre. Et c’est heureux, car, avant l’intervention de M. le curé, Liette ne l’a guère ménagée, allant jusqu’à lui reprocher d’avoir cessé trop vite d’écrire à Robert, dont le silence, alors incompréhensible, s’explique très bien maintenant.

— Mais n’est-ce pas toi qui t’irritais de ne plus rien recevoir d’Italie ? a fait observer Nise. Tu ne voulais plus entendre parler de lui.

— Moi ? s’est mise à protester Liette, dont la mémoire offre de ces sortes de lacunes à l’occasion. Peux-tu bien dire ?

— La preuve en est, a rétorqué malicieusement Nise, que je lui ai écrit tout de même.

— Comment ! À mon insu ?

— Eh oui, puisque tu le boudais.

— Oh ! mais, je ne veux pas de cela, a déclaré Liette. À partir d’aujourd’hui, du reste, je ferai ma correspondance moi-même. Il n’en est que temps. Et puis mon doigt est guéri.

Son entretien avec l’abbé Divoire, sans aboutir précisément au résultat que celui-ci en espérait, a eu du moins pour effet d’engager Liette à rendre justice à son ainée. Obligée de reconnaître en son for qu’elle lui doit beaucoup et que la pauvrette est bien à plaindre, elle veut tenir sa promesse d’être bonne pour Nise. Elle l’a juré à M. le curé, et un serment, c’est sacré. Mais ces heureuses dispositions ne peuvent l’empêcher de voir ce qui est et Nise, pour elle, est une rivale. Oh ! une rivale bien effacée, bien modeste, bien peu à craindre sans doute. Une rivale qui est tout le contraire d’une intrigante et qui l’a surabondamment prouvé. Mais enfin une rivale tout de même et qui pourrait devenir dangereuse malgré elle, si Robert apprenait la vérité. Il n’y a pas à l’évincer. Elle s’est désistée de son chef. Il n’en est pas moins prudent, utile et nécessaire de ne plus lui abandonner exclusivement, comme autrefois, le soin de correspondre avec Mr. Wellstone.

C’est à quoi songe la fine mouche en s’en revenant du presbytère et elle accorde tant d’importance à la chose qu’au lieu de continuer sa tournée, elle renonce à toute autre visite pour rentrer plus tôt rue Nézin.

— Ma chérie, dit-elle à Nise, avec une tendresse insolite, je crois t’avoir fait de la peine.

— Quand ça ? interroge Nise, agréablement surprise de tant de gentillesse.

— Hier ou avant-hier.

— À quel sujet ? Je n’y suis pas du tout, vois-tu.

— À propos de ma correspondance intime.

Cette fois, Nise « y est ». Et son silence même ne manque pas d’éloquence.

— J’ai été méchante, n’est-ce pas ? dit Liette.

— Mon Dieu, je ne prétendrais pas que tes reproches m’ont fait plaisir, mais tu étais un peu nerveuse et je n’y ai pas ajouté plus d’importance qu’il ne convenait.

Liette se suspend au cou de son aînée et la mange de baisers et de caresses.

— Chérie, chérie, tu es un amour de sœurette, tiens ! Je ne t’arrive pas à la cheville.

— Oh ! si, dit gaiment Nise, enchantée de se découvrir une cadette si affectueuse et qui lui tient un langage si touchant. Perchée sur tes cothurnes, tu es même plus grande que moi.

— Je parle au figuré, chérie, et tout à fait sérieusement. Tu as des qualités !… des qualités !…

— Encore un compliment et je me sauve.

— Bon ! Tenons-nous-en là pour cette fois. Mais sache, Nise, que je déplore mes vivacités et les paroles inconsidérées qui m’échappent parfois. Je m’en veux que tu aies à en souffrir.

— C’est bien à toi, Liette, répond Nise, en l’embrassant à son tour. Aimons-nous bien, ma petite. Nous nous entendrons de même.

— Je sais, va, je sais !… Donc, considère que je ne t’ai rien dit, l’autre jour, ou plutôt que je ne t’ai rien dit que de très raisonnable et qui puisse rallier ton approbation. Car, pour en revenir à ce cher Robert, il faut bien, n’est-ce pas, en arriver enfin à lui expliquer comment et pourquoi tu lui écrivais à ma place… Le moment est mal choisi ? Mais non, je t’assure, il me paraît assez propice, à moi. M. le curé, en répondant à Mme Bellovici, lui a demandé de bien vouloir m’écrire directement à l’avenir. Je ne veux pas attendre la prochaine lettre de cette dame pour la remercier de l’intérêt qu’elle nous porte et de tout ce qu’elle a fait pour nous. Ces remerciements, j’ai envie de les lui écrire de ma main et, du même coup, je la prierai de dire à Robert ce que je comptais lui dire moi-même, de vive voix, sur mon bobo et sur l’impossibilité matérielle où je me trouvais de tenir une plume.

— Comme tu voudras, soupire Nise.

— Ça ne t’ennuie pas trop, ma chatte ?… Bien entendu, tu continueras de m’aider de tes conseils et même de tes « tournures ». On a beau prétendre que ce que l’on conçoit bien s’exprime facilement, tel n’est pas toujours mon cas. Tu es une admirable épistolière, supérieurement douée pour le style. Tandis que moi, à la pension, je n’ai jamais brillé en composition française. Te rappelles-tu comment mes devoirs étaient annotés par Mlle Adélaïde ? « Médiocre. — Pas de fond. — Idées superficielles exprimées dans une forme très relâchée. » J’en passe et des meilleurs ! Ainsi, quand tu me servais de copiste, nous n’étions pas dans nos rôles. Tu seras beaucoup mieux dans le tien et moi dans le mien si j’écris sous ta dictée. Élève Juliette, professeur Denise : cela te va-t-il ?

— Il le faut bien, répond Denise.

Et sur ce compromis, qui fait le compte de Liette, les deux sœurs s’installent derrière leur écritoire.