Amyot (p. 280-292).
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XXIII

L’Hacienda del Milagro.

La route d’Hermosillo à l’hacienda del Milagro est parfaitement tracée, droite et large dans tout son parcours.

Bien que la nuit fût sombre et sans lune, comme le cinq cavaliers galopaient de front, il leur aurait été impossible de dépasser don Cornelio sans le voir s’ils l’eussent rencontré dans le trajet, mais ils atteignirent l’hacienda sans en avoir eu de nouvelles.

La route avait été tellement foulée dans tous les sens depuis quelques jours, soit par les Français, soit par les Mexicains, qu’il fut impossible à ces chasseurs expérimentés de distinguer ou de relever aucune empreinte qui servît à les guider dans leurs recherches.

Les traces de chevaux, de chariots et d’hommes étaient tellement enchevêtrées les unes dans les autres qu’elles étaient complétement indéchiffrables, même pour l’œil le plus expérimenté.

A plusieurs reprises, Valentin avait essayé, mais vainement, de lire dans ce livre du désert.

Aussi, plus ils avançaient vers le but de leur course, plus les chasseurs étaient-ils inquiets et soucieux.

Il était environ huit heures du matin lorsqu’ils atteignirent l’hacienda.

Ils avaient voyagé toute la nuit sans s’arrêter, autrement que pour chercher les traces de l’homme qu’ils poursuivaient.

L’hacienda était calme ; les peones se livraient à leurs travaux ordinaires ; le ganado paissait en liberté dans les prairies.

Les chasseurs entrèrent.

Don Rafaël se préparait à monter à cheval pour aller, selon toute apparence, faire une tournée aux environs.

Un peon tenait en bride, devant lui, un magnifique mustang qui broyait son mors et piétinait d’impatience d’être si longtemps maintenu.

Lorsque l’haciendero aperçut les arrivants, il accourut vers eux en les menaçant gaîment de son chicote.

— Ah ! dit-il en riant, voilà mes déserteurs de retour. Bonjour, messieurs !

Ceux-ci, étonnés de cette joyeuse réception à laquelle ils ne comprenaient rien, demeurèrent muets.

Don Rafaël s’aperçut alors de leur air sombre et embarrassé.

— Ah ! çà, qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il sérieusement. Seriez-vous porteurs de mauvaises nouvelles ?

— Peut-être, répondit tristement Valentin. Dieu veuille que je me trompe !

— Parlez, expliquez-vous. Je montais justement à cheval pour aller en quête de nouvelles : puisque vous voilà, c’est inutile.

Les chasseurs échangèrent un regard d’intelligence.

— Parfaitement, nous vous fournirons tous les renseignements que vous désirez.

— Tant mieux. D’abord, mettez pied à terre et entrons dans la maison, nous causerons plus à notre aise.

Les chasseurs descendirent de cheval et suivirent don Rafaël dans une vaste pièce qui servait de salon et de cabinet à l’haciendero.

Lorsqu’ils furent entrés, Valentin s’opposa à ce que la porte fût fermée.

— De cette façon, dit-il, nous ne craindrons pas les oreilles indiscrètes.

— Pourquoi tant de précautions ?

— Je vais vous le dire. Où sont en ce moment doña Luz et doña Angela ?

— Elles dorment probablement encore.

— Très-bien. Dites-moi, Cœur-Loyal, n’avez-vous reçu aucune visite depuis vingt-quatre heures ?

— Je n’ai vu âme qui vive depuis le départ du comte de Prébois-Crancé.

— Ah ! fit le chasseur ; ainsi vous n’avez pas reçu de courrier cette nuit ?

— Aucun.

— De sorte que vous ignorez les événements qui se sont accomplis hier.

— Complétement.

— Vous ne savez pas que le comte a livré bataille ?

— Non.

— Qu’il s’est emparé d’Hermosillo ?

— Non.

— Et que l’armée du général Guerrero est en complète déroute ?

— Pas davantage. Ce que vous m’annoncez là est-il donc vrai ?

— De la plus grande vérité.

— Ainsi, le comte est vainqueur ?

— Oui, et maintenant il est installé à Hermosillo.

— C’est inouï ! Maintenant, mon ami, que j’ai répondu à toutes vos questions, franchement et sans commentaires, voulez-vous me faire le plaisir de m’apprendre dans quel but vous me les avez adressées ?

— Hier, à peine maître d’Hermosillo, le comte a pensé à vous, et probablement aussi à une autre personne ; il vous a expédié un courrier chargé de vous remettre une lettre.

— À moi ? voilà qui est étrange ; ce courrier était un homme du pays, sans doute, un Indien ?

— Non, ce courrier était don Cornelio Mendoza, un gentilhomme espagnol que peut-être vous vous rappellerez.

— Certes ! un excellent compagnon, jovial, et pinçant continuellement de la vihuela.

— C’est cela même, dit Valentin d’un ton ironique ; eh bien, cet excellent compagnon jovial et qui pinçait continuellement de la vihuela, mon cher Cœur-Loyal, est tout simplement un traître qui vendait bel et bien nos secrets à l’ennemi.

— Oh ! Valentin, il faut être bien sûr pour porter une telle accusation contre un caballero !

— Malheureusement, reprit tristement le chasseur, le plus léger doute à cet égard n’est pas possible ; le comte a entre les mains toute sa correspondance avec le général Guerrero.

— Cuerpo de Cristo ! s’écria don Rafaël ; ceci est fort sérieux, savez-vous, mon ami ?

— Je suis tellement de votre avis que, malgré la fatigue qui m’accablait, j’ai prié ces messieurs de m’accompagner, et je suis venu à toute bride, espérant le surprendre en route et m’emparer de lui, d’autant plus qu’en sus de la lettre qu’il devait vous remettre, il en a d’autres fort compromettantes adressées à plusieurs personnes influentes de la province.

— Voilà une fâcheuse affaire, dit le Cœur-Loyal d’un air pensif. Il est évident que le misérable, au lieu de se rendre ici, est allé tout droit livrer ses papiers au général.

— Cela ne fait malheureusement pas le moindre doute.

— Que faire ? murmura machinalement don Rafaël.

Il y eut un instant de silence ; chacun songeait au moyen à employer pour neutraliser l’effet de cette trahison.

Curumilla et la Tête-d’Aigle se levèrent et se préparèrent à sortir de la salle.

— Où allez-vous ? leur demanda Valentin.

— Pendant que leurs frères délibèrent, répondit l’Araucan, les chefs indiens iront à la découverte.

— Vous ayez raison, chef ; allez, allez, dit le chasseur. Je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec tristesse, mais j’ai le pressentiment d’un malheur.

Les deux Indiens sortirent.

— Connaissez-vous le contenu de la lettre que m’adressait le comte ? demanda don Rafaël au bout d’un instant

— Ma foi, non ; mais il est probable qu’il vous faisait part de sa victoire et qu’il vous priait d’amener doña Angela à Hermosillo. Dans tous les cas, cette missive était assez compromettante.

— Quant à cela, je m’en inquiète peu ; le général Guerrero y regardera à deux fois avant que de s’attaquer à moi.

— À quoi bon délibérer si longtemps et perdre inutilement un temps précieux ? Nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de nous rendre à Hermosillo et d’y conduire doña Angela, dit Belhumeur.

— En effet, c’est le plus simple, appuya Valentin.

— Oui, fit don Rafaël, le comte ne pourra que nous savoir gré de cette démarche.

— Alors, mettons sans plus tarder ce projet à exécution, reprit Belhumeur ; pendant que l’Élan-Noir et moi, nous préparerons tout pour le voyage, chargez-vous, Cœur-Loyal, d’annoncer à doña Angela la détermination que nous avons prise.

— Faites donc et surtout hâtez-vous, dit Valentin ; je ne sais pourquoi, mais je voudrais déjà être parti.

Sans plus de paroles ils se séparèrent, et le chasseur demeura seul.

Valentin était malgré lui en proie à une inquiétude poignante ; il marchait avec agitation dans la salle, s’arrêtant parfois pour prêter l’oreille ou pour jeter un regard à travers les fenêtres, comme s’il se fût attendu à voir surgir un ennemi.

Enfin, n’y pouvant plus tenir, il sortit.

Les deux chasseurs s’occupaient activement de lacer les chevaux et de les seller, tandis que des peones amenaient des mules pour transporter les bagages.

Valentin sentait son inquiétude augmenter d’instant en instant : il aidait ses compagnons avec une impatience fébrile et engageait chacun à se hâter.

Une heure s’écoula. Tout était prêt, on n’attendait plus que doña Angela ; elle arriva accompagnée de doña Luz et de don Rafaël.

— Enfin ! s’écria Valentin, à cheval ! à cheval et partons !

— Partons, répétèrent les assistants.

Chacun se mit en selle.

Tout à coup, un grand bruit se fit entendre au dehors, et Curumilla parut les traits décomposés, la poitrine haletante.

— Fuyez ! fuyez ! s’écria-t-il, ils arrivent.

— En avant ! s’écria Valentin.

Mais un obstacle insurmontable se dressa devant eux. Au moment où ils allaient franchir la porte de l’hacienda, elle se trouva subitement encombrée par les bestiaux que les peones ramenaient en toute hâte des champs, probablement afin d’éviter qu’ils ne fussent enlevés par les maraudeurs.

Les pauvres bêtes se pressaient toutes à la porte, comme pour entrer à la fois, en poussant de lamentables mugissements, et piquées par derrière par les peones.

Il était inutile de songer à sortir avant que tout le ganado fût rentré ; l’obliger à rétrograder afin de débarrasser la porte, il n’y fallait pas songer. Aussi, bon gré, mal gré, les fugitifs furent-ils contraints d’attendre.

Valentin était comme fou de colère.

— Je le savais ! je le savais ! murmurait-il d’une voix étranglée, en serrant les poings avec rage.

Enfin, au bout de près d’une heure, car don Miguel possédait de nombreux troupeaux, la porte s’ouvrit :

— Allons, au nom du ciel ! s’écria Valentin.

— Il est trop tard, dit la Tête-d’Aigle en apparaissant tout à coup sur le seuil de la porte.

— Malédiction ! hurla le chasseur, et il se précipita en dehors.

Le chasseur jeta un regard autour de lui et poussa un cri de découragement.,

L’hacienda était complétement cernée par plus de cinq cents cavaliers mexicains, au milieu desquels on distinguait le général Guerrero.

— Oh ! le misérable traître ! s’écria le chasseur.

— Voyons, ne nous laissons pas abattre, dit le Cœur-Loyal ; cuerpo de Cristo ! il n’y a pas assez longtemps que j’ai renoncé à la vie du désert pour en avoir oublié les ruses. Ne donnons pas à ces gens le temps de se reconnaître : chargeons-les et faisons une trouée !

— Non, dit avec autorité Valentin, cela ne se peut. Fermez et barricadez la porte, Belhumeur.

Le Canadien se hâta d’obéir.

— Mais… fit don Rafaël.

— Cœur-Loyal, reprit Valentin, vous n’êtes plus maître d’agir à votre guise et de vous jeter dans des entreprises désespérées, vous devez vivre pour votre femme et vos enfants : d’ailleurs, pouvons-nous exposer doña Angela à être tuée au milieu de nous ?

— C’est vrai, répondit-il. Pardonnez-moi, j’étais fou !

— Oh ! s’écria doña Angela, que m’importe de mourir, si je ne dois pas revoir celui que j’aime ?

— Señorita, dit sentencieusement le chasseur, laissez les événements suivre leur cours : qui sait s’il ne vaut pas mieux qu’il en soit ainsi ? Quant à présent, rentrez dans la maison, et laissez-nous conduire cette affaire.

— Venez, mon enfant, venez, lui dit affectueusement doña Luz, votre présence est inutile ici, et peut-être que bientôt elle sera nuisible.

— Je vous obéis, señora, répondit tristement la jeune fille.

Et elle s’éloigna à pas lents, appuyée sur le bras de doña Luz, qui lui prodiguait toutes les consolations que lui dictait son cœur.

Don Rafaël avait donné l’ordre à tous ses serviteurs de s’armer et de se tenir prêts à opposer une vigoureuse résistance, si l’hacienda était attaquée, éventualité à laquelle, d’après les mouvements ordonnés par le général à ses troupes, on devait s’attendre d’un moment à l’autre.

Les peones de l’hacienda étaient nombreux, dévoués à leur maître ; la lutte menaçait d’être sérieuse.

Tout à coup on frappa à coups redoublés contre la porte.

Valentin, qui, depuis quelques minutes, semblait profondément réfléchir, se pencha à l’oreille de don Rafaëll et lui dit quelques mots.

— Oh ! répondit celui-ci, c’est presque une lâcheté que vous me proposez, don Valentin.

— Il le faut ! dit le chasseur avec insistance.

Et pendant que le Cœur-Loyal se dirigeait d’assez mauvaise humeur vers la porte, il entra vivement dans la maison.

Don Rafaël ouvrit un guichet pratiqué dans la porte et demanda qui était là et ce qu’on voulait ; puis, au grand étonnement de tous les assistants, après avoir parlementé quelques instants avec ceux qui demandaient si péremptoirement à entrer, il ordonna de débarricader la porte et de l’ouvrir.

En un instant, elle fut ouverte.

Le général parut alors accompagné de plusieurs officiers et s’avança résolûment dans l’intérieur.

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, général ; mais j’ignorais que ce fût vous, lui dit don Rafaël.

— Caramba, amigo, répondit le général en souriant tout en jetant un regard autour de lui, vous avez une nombreuse garnison ici, à ce que je vois ?

— Depuis les derniers événements qui ont eu lieu en Sonora, les routes sont infestées de maraudeurs, dit don Rafaël ; il est bon de prendre certaines précautions.

Le général hocha la tête.

— Fort bien, caballero, reprit-il sèchement ; mais il ne me plaît pas à moi de voir tant d’hommes armés sans motif légal. Jetez vos armes, messieurs.

Les peones regardèrent leur maître : celui-ci se mordit les lèvres, mais il leur fit signe d’obéir.

Toutes les armes furent alors jetées sur le sol.

— J’en suis fâché, don Rafaël, mais je vais laisser une garnison dans votre hacienda. Vous et toutes les personnes qui sont ici, vous êtes mes prisonniers, préparez-vous à me suivre à Guaymas.

— Est-ce ainsi que vous me récompensez de vous avoir introduit dans ma maison ? dit amèrement don Rafaël.

— J’y serais entré de gré ou de force, reprit sévèrement le général, et, maintenant, faites venir ma fille à l’instant.

— Me voici, mon père, dit la jeune fille en apparaissant sur les marches supérieures du perron.

Doña Angela descendit lentement dans la cour, marcha vers son père et s’arrêta à deux pas de lui.

— Que me voulez-vous ? lui dit-elle.

— Vous intimer l’ordre de me suivre, répondit-il sèchement.

— Je ne puis faire autrement que de vous obéir, reprit-elle. Seulement, vous me connaissez, mon père, ma résolution est inébranlable. J’ai entre les mains les moyens de me soustraire à votre tyrannie lorsqu’elle me paraîtra trop lourde à souffrir. Votre conduite réglera la mienne. Maintenant, partons !

La seule affection qui restât vive et pure dans le cœur de l’ambitieux, c’était son amour pour sa fille, mais cet amour était immense, sans bornes. Cet homme, qui ne reculait devant aucune action, si cruelle qu’elle fût pour atteindre le but qu’il s’était proposé, tremblait devant le froncement de sourcils de cette enfant de seize ans qui, sachant le pouvoir tyrannique qu’elle exerçait sur son père, en abusait sans scrupule. De son côté, don Sébastian connaissait la volonté de fer et le caractère indomptable de sa fille. Aussi trembla-t-il intérieurement en écoutant sa froide déclaration, bien qu’il n’en laissât rien paraître.

Il se détourna d’un air de dédain et donna l’ordre du départ.

Un quart d’heure plus tard, tous les prisonniers étaient en route pour Guaymas, et il ne restait dans l’hacienda que le général don Ramon et doña Luz, surveillés par une garnison de cinquante hommes, commandée par un officier qui avait ordre de ne les laisser communiquer avec personne.

Valentin, en voyant le général sitôt remis de sa défaite, avait jugé la position d’un seul coup : avec sa perspicacité habituelle, il avait compris que, grâce à la trahison de don Cornelio, les pueblos ne se soulèveraient pas, que les hacienderos qui avaient engagé leur parole au comte resteraient à l’écart, que la révolte avorterait, et que le comte, malade et abandonné de tout le monde, en serait peut-être réduit bientôt à traiter avec l’homme qu’il avait vaincu. Voilà pourquoi il avait engagé don Rafaël à ne pas tenter une résistance inutile qui n’aurait pu que le compromettre, et du même coup il avait persuadé à doña Angela de feindre de consentir à accepter les conditions de son père et à retourner avec lui.

On voit que le chasseur avait bien raisonné et que ses prévisions étaient justes.

Cependant il s’était trompé en supposant qu’il parviendrait à avertir son frère de lait de ce qui s’était passé : les ordres donnés par le général à l’égard des prisonniers furent exécutés avec une si grande ponctualité qu’il lui fut impossible même de donner de ses nouvelles au comte.

Maintenant que nous avons rapporté les faits qui s’étaient passés à l’hacienda, nous reprendrons notre récit et nous arriverons au dénouement de ce long drame.