Frères des écoles chrétiennes (p. 291-295).





LA CHANSON DES ORMES

I


P
eintres et poètes, fidèles de l’huile, dévots de l’encre, pourquoi donc dédaignez-vous nos ormes, nos beaux ormes, ces grands arbres profus et magnifiques qui partout, protègent nos toits de bois, ombragent les roulières de nos chemins, se forment en bosquets clairs ou vont, s’égrenant à l’infini dans la plaine, debout et immobiles des siècles durant, au milieu des passantes générations des trèfles et des avoines. Les ormes ne sont-ils pas le don prodigieux d’une Providence artiste au Nouveau-Monde ?…
Viens, mon ami ! Allons ensemble voir les ormes.

II

Tout l’hiver, les ormes ont dessiné sur nos ciels pâles, la courbe émouvante de leurs têtes d’ancêtres, les unes dressées en palmes, les autres retombant en bouquet, les unes mutilées et difformes, les autres saines et entières, imposants témoins de la puissance génératrice de la terre garrottée par l’hiver, gardant presque seuls, au milieu de la blancheur universelle, les droits jamais abolis du noir !

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir lutter
les ormes
.


III

Avril ! Avril ! Victoire ! La neige disparaît, marmottant effrontément un air gamin ! Les corneilles reviennent « du fond du gouffre noir saluer le pays » ! Les premiers merles promènent à pas rapides sur les gazons fanés, leur plastron roux ! Les ormes, alors, tout d’un coup, se mettent à fleurir par toutes les cicatrices de leurs milliers de ramuscules : par millions éclatent les petites fleurs à qui le soleil suffit et qui n’ont pas besoin des bons offices du vent pour accomplir leur rite hyménal. Fleurs invisibles d’en bas, faites pour d’autres yeux que les nôtres, pour les petits yeux vifs des orioles et des pinsons, des fauvettes et des jaseurs, pour toute la troupe follette qui vole en éclaireur en avant du printemps.

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir fleurir
les ormes.


IV

Quelques jours passent. Voyez maintenant la fine mousseline jetée sur les royales épaules ; les ormes s’habillent pour la saison. Chaque ramifie porte, telle une goutte d’or, un gros bourgeon en amande qui se déplisse à mesure que le soleil devient plus pressant et l’air plus chargé de rumeurs de vie… Et voilà l’arbre superbe bientôt paré pour l’été. Le noir titan dont les bras ployaient cet hiver sous un faix invisible, est devenu, sous la baguette du printemps, une énorme corbeille débordante de feuillages neufs, une puissante fontaine de verdure qui, semble-t-il, vient de jaillir du sol, tout d’une pièce !

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir feuiller
les ormes.


V

Dans la vallée laurentienne, religieusement, on a respecté les grands ormes qui règnent sur les grands champs. Et ils sont merveilleux à voir du sommet des collines, promener au rythme lent du soleil, sur le feutre vert des prés, sur le tapis fauve des champs moissonnés, de grands disques d’ombre, rousselés par le pelage des vaches à la sieste. Et quels superbes pied-à-terre ils offrent, les beaux ormes, pour reposer un instant les oiseaux pèlerins ! Semés dans la plaine parmi les clochers des églises, ne sont-ils pas eux aussi, des cathédrales d’autre sorte, ajourées pour la prière menue du peuple des oiseaux ?…

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir régner
les ormes
.


VI

Qui le croirait ? Cet arbre-roi se fait volontiers histrion, s’appropriant tantôt la carrure du chêne, tantôt la déliquescence un peu mièvre du bouleau. Sous la pluie de rayons, il aime à déployer un immense parasol ou à dessiner sur nos horizons si souvent rectilignes, des profils gracieux de vases antiques !

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir parader
les ormes.


VII

Les ormes ne sont pas muets comme on le pourrait penser. S’ils n’ont pas de langage, ils ont une voix, une voix douce et murmurante nourrie aux souffles de passage, harmonisée au chant des oiseaux nichés dans leurs ramures. Mais les ciels de tempête éveillent en eux des rugissements de colère : la voix courroucée de la terre, fouillée au cœur par leurs racines serpentesques !

Viens, mon ami ! Allons ensemble entendre
rugir les ormes.


VIII

Quand la pluie a flagellé de ses verges de cristal la joue rude des feuilles de l’orme, quand la foudre l’a frappé au front et marqué du feu, quand l’orage a passé, et que le feuillage ruisselant et victorieux fait risette au soleil retrouvé, alors souvent, pour sceller la paix toujours rompue du ciel et de la terre, une invisible main déroule autour de la tête de nos grands ormes, l’orbe septicolore de l’arc-en-ciel !…

Viens, mon ami ! Allons ensemble voir sourire
les ormes.