Frères des écoles chrétiennes (p. 22-28).

La Traverse


La traversée de Longueuil à Montréal, ou vice versa, peut évidemment paraître la chose la plus banale du monde aux Longueuillois de vieille date qui font ainsi la navette, chaque jour, et durant huit mois de l’année, depuis leur enfance. Pour beaucoup d’autres, cependant, pour les étrangers, pour les gens de l’intérieur des terres, et qui n’ont pas vu la mer, elle présente une pointe d’agrément et un brin d’inédit.

Mais surtout, pour une multitude de petites gens de la grande ville, pour la foule noire enchaînée dans la puanteur des usines et la fièvre des comptoirs, c’est le voyage idéal et rêvé qui fait patienter six jours de la semaine, et qui, pour cinq sous, donne quelques bonnes heures de soleil, de fraîcheur et d’oubli. Simples promeneurs, cueilleurs de fraises ou de cerises à grappes, chasseurs d’improbables perdrix, ou fervents de la pêche à la ligne, on les voit, par les après-midi du samedi ou les beaux dimanches, s’engouffrer dans le couloir de la rue Poupart qui, par une courbe soudaine, les déverse sur le quai, dans la pleine lumière d’un horizon bleu.

Semaine ou dimanche, beau temps ou mauvais temps, de cinq heures du matin à minuit, il y a toujours affluence au quai de la Traverse. Mais la plus grande activité s’y manifeste nécessairement aux heures du commencement et de la cessation du travail, et sur le haut du jour. Dans l’ombre d’une baraque grise, un policier, généralement du type dodu, laisse doucement couler les heures. Derrière un comptoir, à l’intérieur, les réclames coloriées, les chocolats insinuants et les cigares premier choix encadrent la figure joviale du fonctionnaire de la compagnie qui vend billets et douceurs, et donne pour rien sourires et bons mots. Le gros des passagers stationne sur le quai, et goûte, sans toujours bien se l’exprimer à soi-même, le charme du si joli tableau : un horizon très vaste, les petits flots olive caressant le cou mince de la grosse bouée rouge qui tire sur son ancre ; en face, à plus d’un mille, épousant les contours adoucis de l’autre rive, la dentelle de verdure, le pointillé blanc des villas, la flèche hardie de l’église qui dénonce le village embusqué dans les frondaisons.

À mi-fleuve le vapeur s’avance, souillant le ciel d’une longue traînée de fumée noire. À mesure que la proue fait tête au courant, les hautes lettres du mot LONGUEUIL paraissent une à une sur le flanc de bois. Déjà, la salle d’attente est évacuée. Dans le bruit des machines, les cris de la manœuvre, le bateau accoste, au grincement des amarres, perdu dans le clapotement des eaux troublées. Les passerelles, hâtivement baissées, dégorgent pêle-mêle piétons, voitures, ouvriers, touristes. Immobile comme un récif au milieu de cette vague humaine, conscient de son importance, le placide policier veille à la sécurité publique. La descente opérée, la cohue des montants s’ordonne et défile sous l’œil atone du contrôleur. Un coup de cloche, les passerelles se relèvent, et le bateau, tournant sur lui-même, s’éloigne, porté par le courant rapide. Les bras tendus par de lourds paquets, quelques retardataires, haletants et navrés, paraissent sous le viaduc, pendant que d’un pas automatique, le policier retourne à l’ombre pour une autre demi-heure.

Au sortir de la fournaise urbaine, le passager aspire délicieusement la bouffée d’air pur venue du sud, tout en laissant l’œil courir en liberté au long des lignes douces du paysage. Là-bas, vers l’est, la courbe gracieuse des deux rives étreint toute une troupe d’îles basses et verdoyantes qui s’estompent légèrement dans le lointain. Les voyageurs s’émerveillent devant ce fleuve qui prend, quand il lui plaît, l’ampleur d’un bras de mer. Dans la vieille Europe, il baignerait des centaines de villes et refléterait les ruines pleines de passé d’innombrables châteaux. Ici, le fleuve roule ses eaux royales entre deux files de chaumières et se met en beauté pour d’humbles paysans.

Intéressante aussi pour l’étranger, la longue théorie des piliers du pont Victoria, qui semble, — effet de perspective — amarrer aux deux rives le radeau verdoyant de l’Île Sainte-Hélène, l’Île légendaire où les arbres vieillis racontent toujours le geste du grand soldat brisant sa bonne épée, et l’héroïque flambée des drapeaux vaincus.

La ville est là, aussi, dévalant la courbe molle du Mont-Royal, et vient de terrasse en terrasse, déborder sur le port encombré et grouillant. Le tableau fait rêver. Si le capitaine Jacques Cartier, après avoir dormi trois siècles, voulait enfin faire son cinquième voyage sur le « fleuve de Sainct-Laurent » son étonnement serait considérable de voir, remplaçant la bourgade d’Hochelaga et la forêt primitive, cette végétation serrée de gratte-ciel et de clochers, entre lesquels monte, noire et torse, la fumée de centaines d’usines !

Il ne faut pas oublier de saluer les deux vieux pilotes qui ont blanchi là-haut, à la roue, et qui, depuis trente ans, voient défiler à leurs pieds, la figure changeante et cependant toujours la même, de la fourmi humaine. Songeons que depuis un demi-siècle environ, le traversier de Longueuil est le carrefour flottant où passent, se croisent, se heurtent deux vies, deux activités, la vie grouillante de la métropole, la vie plus saine, mais abondante aussi, de la campagne du sud. Sans doute, le quai de Longueuil n’est plus, comme avant la construction du pont Victoria, le point de convergence de toutes les routes ferrées venant de la république américaine, mais telle quelle, tranquille et déchue, la Traverse présente encore un des aspects curieux de la vie montréalaise.

La charge de foin et la voiture du laitier y frôlent démocratiquement l’auto du touriste et l’attelage soigné du fermier riche. Le fromager de Marieville se range près du maraîcher de la Savane. C’est là aussi, que, sans descendre de la charrette de marché, Célina du Petit-Lac taille une bavette avec Catherine du Coteau-Rouge. À jours fixes, c’est l’essaim bourdonnant des collégiens qui envahit le pont supérieur, et rappelle aux bourgeois sur le retour, leurs frasques de jeunesse. Le premier mai, le bateau est encombré de camions surchargés où s’empilent, pattes en l’air, les trésors domestiques des déménageurs. Enfin, quand vient l’automne, on peut voir les gens des vingt-sept de Sainte-Julie, juchés sur une charge de balais de branches, fumer leur pipe en supputant la recette. Ce ne sont là que quelques notations, quelques couleurs, mais comment peindre au naturel le protéisme du flot humain qui passe ! Mieux vaudrait essayer, avec un vrai pinceau, de jeter sur la toile cette inexprimable glaucescence des eaux vivantes que les aubes des grandes roues font bouillonner autour de nous !

Mais voici Longueuil ! La dentelle devient une forêt où se cache le village, la ville, si vous y tenez. La grève, toute rose de joncs fleuris, monte insensiblement jusqu’à la blancheur liliale des chalets en sentinelle sous les ormes. Mais que font donc, près du rivage ces deux sauriens d’acier, qu’on dirait échappés d’un musée paléontologique, et dont le cou noir s’allonge, sinistre, au-dessus de l’escadrille des canots en danse sous la brise ? Des dragues, sans doute !

D’instinct, on se retourne, pour jouir du contraste. Ici, le vert, l’espace, la fraîcheur ; là-bas, sur l’autre rive, un mouvant rideau de fumée qui n’arrive pas à dissimuler la laideur carrée des usines, le prosaïsme des gazomètres et le jet brutal des hautes cheminées.

Un son de cloche, qui se perd dans le tapage des eaux rebroussées ! Le pilote se raidit à la roue. Doucement, sans heurt, le flanc du bateau frôle le limon du quai de bois. D’un geste sûr, un manœuvre lance l’amarre à son camarade déjà rendu à terre ; la passerelle s’abat et le défilé s’institue sous le geste engageant des cochers. Les piétons, conscients de leur dignité, résistent courageusement à l’invite, et se dirigent, par l’interminable trottoir, qui vers les épaisses frondaisons ou la brousse de Montréal-Sud, qui vers le pré où l’on fera dînette en famille, ou, par le raccourci de la grève, vers le fin clocher et le grand Christ priant qui flamboie, là-haut, dans la gloire du soleil clair.