Frères des écoles chrétiennes (p. 79-87).


LE TÉMISCAMINGUE





LE LAC TÉMISCAMINGUE


Q
uand ils passaient dans leurs longs canots d’écorce, ces hommes de fer qui s’appelaient Chevalier de Troyes, Jacques de Sainte-Hélène et Le Moyne d’Iberville, — poussés vers le nord mystérieux par la fièvre bien française des glorieux coups d’épée — je songe que ce paysage-là, grandiose et inchangé, a rempli leurs yeux avides.

Depuis des centaines de milles, ils couraient sur la glace ou pagayaient sur les eaux noires de l’Ottawa, quand, après l’interminable portage du Long-Sault, ils entrèrent, avec le printemps, dans les eaux profondes du Lac Témiscamingue. Et j’entends la vieille chanson normande,

Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
J’irai revoir ma Normandie :
C’est le pays qui m’a donné le jour !


fondue avec le susurrement des avirons. Et je les vois, les grands canots cousus de fibres, aux proues en crosse, débordant de feutres larges et de pourpoints de cuir, glisser sur l’eau profonde entre les murailles granitiques de cette gorge qui, insensiblement, sans hâte, s’élargit et devient, sans que l’on y prenne garde, une petite mer intérieure. J’imagine que les yeux des hardis enfants de Charles Le Moyne, habitués cependant à la silencieuse virginité des paysages canadiens, durent fouiller avec inquiétude l’effrayante profondeur de cet horizon aux plans multiples, et admirer la chevauchée, sous le grand ciel, des hautes collines venant les unes après les autres s’affaler brusquement sous l’eau, — gigantesques décors d’une vaste scène de plein air où, à l’aurore du monde, auraient joué des dieux marins !…

J’ai vu ce paysage par un jour où la pluie, en s’enfuyant, avait oublié sur les sommets et les falaises une mousseline de brume. À la surface de l’eau, de petits flots écaillés d’argent enchâssaient les tons chauds des billes flottantes, et se résolvaient dans le lointain, en une soie gris perle continuée par la pâleur du ciel.

Les rives du lac Témiscamingue sont saguenayennes. C’est dire d’un seul mot que le granit lépreux et nu, figé dans une attitude éternelle, tombe à pic dans le flot noir qui passe lentement, mais passe toujours ; que dans les ravines, coins de fraîcheur et d’ombre, le vert tendre des bouleaux adoucit le noir solide des masses de résineux. Mais le feu a ravagé par endroits, découvrant la blancheur des fûts et la grisaille de la roche, et l’on dirait, à cette distance, une moisissure blanche attachée au flanc d’un monstrueux cadavre !…

À mesure que l’on remonte le lac, le paysage s’élargit, l’eau et le ciel se rapprochent et les blanches mouettes font gentiment la liaison de l’un à l’autre. Est-ce pour reposer leur aile fatiguée que le manitou du lac a fait surgir de distance en distance, ces minuscules îlets où quelques pins cyprès tordent leurs bras verruqueux ?… Peut-être ! Et pourquoi pas ?… Les poètes ignorent-ils donc que tout dans la nature est appui et secours !… On sait bien que la fleur s’emmielle pour enivrer l’abeille, que le rocher se fend pour abriter la campanule et que les ramilles se façonnent pour retenir et bercer les nids ! Ne peut-il y avoir, à l’usage des êtres qui ne sont pas nous, un autre évangile de charité, un évangile inconnu et charmant écrit avec une plume de rossignol sur des pétales de lis ?…

Mais voyez ! Le lac, qui s’était évasé, se rétrécit soudain et nous ferme maintenant la vue. Est-ce tout ? L’Ottawa va-t-il redevenir rivière ou ruisseau ? Non pas. Deux collines couraient l’une vers l’autre ! Elles se sont heurtées presque, ne laissant qu’un étroit passage ; mais au delà c’est encore l’eau profonde, l’eau maîtresse, la nappe immense et bleue, l’horizon sans limites.

Si l’on peut appeler histoire les brèves chroniques de ces régions neuves, ce détroit est le centre historique du Témiscamingue. Oh ! une histoire simpliste qui ne parle que d’eau baptismale et de peaux de castor, un épisode si l’on veut de l’histoire de deux puissances presque partout rivales : Dieu et l’Argent. Ces deux divinités toujours en lutte, qui se partagent les cœurs des hommes, pour une fois ne se sont pas combattues mais se sont réciproquement prêtés main-forte.

À droite de la passe, achèvent de vieillir les magasins du Fort de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; en arrière, au flanc de la colline, dans un taillis grandissant d’églantiers et d’aubépines, une grande croix marque la tombe du P. Laverlochère et le cimetière algonquin. Sur des bouts de planche vermoulus quelques inscriptions : Oma Nipa, ici dort ; Gagatnama8icik, priez pour elle. Pauvres indiens au cœur simple, dont la douce main de l’Église a fermé les yeux ! À voir la solitude et l’abandon du lieu, et l’espèce de conspiration des feuillages et des fleurs avec la pluie du ciel pour effacer ces ultimes vestiges du passé, il paraît bien que les morts aux longs cheveux noirs, qui dorment sous nos pieds dans leurs couvertures multicolores, ont enseveli avec eux l’âme de leur race. Mais la terre canadienne, maternelle à ses premiers enfants, leur a donné une sépulture splendide ! Le petit cimetière algonquin domine l’un des plus beaux paysages que l’on puisse voir « où le grandiose s’allie intimement au pittoresque » ; les corymbes blancs des aubépines et les corolles vermeilles des églantiers y épanchent silencieusement leurs petites âmes parfumées dans la langueur des soirs, et, sur les bras vétustes de la croix, fauvettes et pinsons viennent sérénader ! Oui ! c’est bien cela ! Oma Nipa ! Ici repose !

De l’autre côté de l’eau, les bâtiments en ruine de la Mission sont répandus derrière le rideau de peupliers baumiers qui tremble et chantonne tout le long de la grève. « Un silence, un recueillement qui semble imposé par quelque divinité invisible règne sur toute la nature environnante, au sein des bois assoupis, sur la croupe onduleuse des coteaux et jusque dans le balancement attentif et retenu du lac. Partout au loin, la plage est muette, baignée par les flots d’azur qui s’appellent et se suivent comme des caresses, et par les flots d’or du soleil éclatant au milieu d’un ciel sans nuages »… Arthur Buies, qui a écrit ces lignes, pourrait encore les signer après trente ans écoulés : le silence et les flots sont restés les mêmes, attentifs, retenus.

O. M. I. et H. B. C. !… la foi et le lucre, les chevaliers de Notre-Dame et les magnats de la fourrure ! Vraiment, le contraste est parfait et frappe les moins prévenus. Il faut reconnaître que la grande compagnie possédait supérieurement l’art de choisir ses postes de traite. Les sauvages descendus de l’Abitibi, du lac Temagami, de la Kinojévis, de l’Harricana et de la Nottaway, devaient nécessairement passer cet étroit goulet où la compagnie les attendait. Here before Christ ! Cette ironique traduction du sigle de la Compagnie : H. B. C., s’est trouvée encore vraie au Témiscamingue. Le poste est aussi vieux que la puissance anglaise au Canada, et ce ne fut qu’un siècle plus tard, en 1863, que la croix parut sur la colline en face du Fort, pour parler à la race condamnée, le langage d’amour et d’espérance éternelle qui trouve si facilement un écho dans les âmes primitives.

Mais le Christ — maître des siècles à venir — a sa revanche splendide. Bien que nous ne la voyions pas, nous savons que derrière ces promontoires abrupts s’étend une terre merveilleuse, peuplée de vigoureux colons groupés autour de leurs blanches églises. Et tandis que la puissance de la Compagnie va s’éteignant, pour n’être plus bientôt qu’un feuillet sans gloire de notre histoire coloniale, le Christ, ami des humbles, voit grandir autour de ses croix, le long des chemins neufs, tout un peuple fidèle dont il est l’amour et l’espérance !…