Frères des écoles chrétiennes (p. 61-67).


LA

CÔTE SUD






LE LAC DES TROIS-SAUMONS


L
a montée est rude, mais la forêt merveilleusement belle. Les arbres, gros et droits comme des mâts, couvrent un flanc de montagne qui regarde Saint-Jean-Port-Joli, et où viennent se résoudre en pluie, les brumes balayées par le nord-est de dessus la face des eaux. Les pieds des érables et des hêtres sont chaussés de la peluche des mousses ; les troncs morts sont tout verts aussi, car la petite vie innombrable les recouvre et dérobe leur irrémédiable pourriture.

Le sommet ! Redescendez un peu. Halte ! Voici le rideau d’aulnes qui frissonne au bord du lac des Trois-Saumons. Les mains dans la ceinture, l’on regarde avec volupté, en reprenant haleine, cette étonnante vasque taillée dans la blancheur du quartz, sur un sommet, tout près du ciel, semble-t-il à celui qui a ces deux mille pieds d’ascension dans les jambes !

Le lac est long, très long, cinq milles tout au moins. Il finit là-bas, vers l’est, et dégorge son eau claire par un torrent rapide. Cette eau est d’une limpidité absolue. La roche qui la contient ne se désagrège pas, pour former de la boue, comme il arrive dans la plupart des lacs laurentiens, où le satin de la surface dissimule presque toujours des fanges. Ici, c’est la pureté jusque dans les profondeurs et c’est pourquoi aucun nénuphar ne vient étoiler ces eaux cristallines et s’enrouler à la rame du passant comme pour lui dire : « Arrête-toi, nous sommes si beaux ! » Pas même une lisière de joncs pour briser la ligne crue de ce rivage. L’eau bat la pierre, inlassablement, sans une fleur à caresser, sans une herbe à baigner.

C’est peut-être une marotte, de trouver partout matière à symbolisme, mais chacun regarde la nature avec les yeux qu’il a, vibre devant les paysages avec l’âme qu’il s’est faite, ou que lui ont faite ses atavismes et son éducation. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement que cette nappe limpide et nue, en me rappelant les lacs fangeux et fleuris où j’ai rêvé ailleurs, me fait songer aux bourbes morales et aux maux physiques qui, dans le monde, engendrent la divine fleur du dévouement !… Ce sont les misères et les vices qui font éclore les cornettes liliales des sœurs de charité, et, dans un autre ordre d’idées, nous aimerions moins le Christ si notre cœur, parfois, ne s’était égaré loin de Lui !

Sur les deux rives du Lac des Trois-Saumons chevauchent et se poursuivent des collines lâchement ondulées, longues vagues pétrifiées tout à coup, semble-t-il, et sur lesquelles campe l’innombrable armée des épinettes et des pruches. Au bord de l’eau, le cèdre règne. Les vieux troncs tombés, parce qu’incorruptibles et lavés sans cesse, sont tout blancs. Les souches arrachées par les printemps déjà lointains, blanchies comme des ossements et les racines en l’air, sont bien celles dont le crayon épique de Gustave Doré a illustré l’un des cercles de l’enfer dantesque. C’est ainsi du moins qu’elles apparaissent aux petites heures du matin, encore immergées dans la brume légère qui s’élève de l’eau, et le soir, lorsque le grand vent tombe et que la surface du lac devient de l’argent liquide où fuit la moire lumineuse tissée par les souffles perdus.

Au-dessus, de longs nuages blancs lamés d’or s’attardent dans notre ciel restreint. La petite île, la seule qu’il y ait sur le lac redevient mystérieuse et l’on se reporte irrésistiblement vers le passé, — car le lac des Trois-Saumons a un passé ! L’on songe aux vieux seigneurs de Saint-Jean-Port-Joli qui montaient ici avec leurs amis indiens pour exploits de pêche et de chasse. Ils ont bivouaqué là, sur l’Île, certainement, et le bois sec ne pétillait pas plus fort que leur intarissable gaieté. Je vois le père Laurent Caron « jambé comme les orignaux qu’il chasse » dire aux jeunes de Gaspé la légende de Joseph-Marie Aubé, un mauvais sujet, mort ici, protégé cependant à l’heure dernière par une médaille de la Vierge, contre Satan, qui, sous la forme d’un ours, voulait l’emporter corps et âme. C’est elle, paraît-il, l’âme de Joseph-Marie Aubé, qui parle et se plaint dans les échos merveilleux du Lac des Trois-Saumons.

Mais tout cela n’est plus. Le manoir de Gaspé a été incendié et les seigneurs, engoncés dans leurs hauts cols d’antan, dorment sous l’église de Saint-Jean-Port-Joli. Depuis longtemps, les gros anneaux de fer du plancher n’ont pas été soulevés ! Le lac cependant porte le deuil du passé et garde son caractère de tranquillité et de silence. Quelques blancs chalets se cachent sur les bords et leurs noms même sont doux et apaisants : Marie-Joseph, Sans-Bruit, Mon-Repos, Fleur-du-Lac, etc. Chacun d’eux est un nid solitaire où toute l’eau bleue et toute la verdure nous appartiennent.

Pour l’instant, je suis seul à Sans-Bruit, et je descends au rivage, à quelques pas, jouir de l’ivresse du midi. Le soleil tombe d’aplomb et allume des éclairs sur les cailloux blancs. Au bout de sa chaîne, la chaloupe se balance à peine sur l’eau, où de petits frissons rapides courent, se rejoignent et meurent. Le bleu de l’eau est bien le bleu du ciel, un peu plus profond seulement. Il fait un joli vent ; autour de moi les saules, les aulnes se raidissent élégamment en leurs poses coutumières, et les jeunes érables découvrent la pâleur de leur dessous. Une libellule, portée sur l’aile de la brise, passe et repasse. En écoutant bien, je perçois la clameur assourdie faite du choc menu des choses innombrables : frémissement des millions de feuilles, petits flots qui s’écrasent sur la pierre, ardente vibration des insectes enivrés de lumière. La vie possède tout. L’homme passe à côté sans la voir, il la foule, l’écrase du talon ; il va, poursuivant quelque chimère, sans écouter la chanson énorme et vivifiante de la vieille nature.