Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S2/LXXI

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 58-63).


§. LXXI.


Des divers systèmes sur la finalité de la nature.


Personne n’a jamais mis en doute la vérité de ce principe qu’il faudrait juger certaines choses de la nature (les êtres organisés) et leur possibilité d’après le concept des causes finales, alors même que nous ne voudrions qu’un fil conducteur pour apprendre à connaître leur manière d’être par l’observation, sans nous élever jusqu’à la recherche de leur première origine. Toute la question est donc de savoir si ce principe n’a qu’une valeur subjective, c’est-à-dire si ce n’est qu’une simple maxime de notre Jugement, ou si c’est un principe objectif de la nature, d’après lequel elle renfermerait, outre son mécanisme (déterminé par les seules lois du mouvement), une autre espèce de causalité, à savoir celle des causes finales, relativement auxquelles ces lois (des forces motrices) ne seraient que des causes intermédiaires·

Or on pourrait laisser ce problème de la spéculation indécis ou sans solution, car, si nous nous contentons de rester dans les limites d’une simple connaissance de la nature, ces maximes nous suffisent pour étudier la nature et sonder ses secrets les plus cachés, aussi loin que le permettent les forces humaines. Il y a donc un certain pressentiment de notre raison, ou comme un avertissement de la nature, qui nous indique que, par le moyen du concept des causes finales, nous pourrions nous élever au-dessus de la nature et la rattacher elle-même au point suprême de la série des causes, si nous abandonnions l’investigation de la nature (quoique nous n’y fussions pas encore allés très-loin), ou si du moins nous la suspendions quelque temps, pour chercher d’abord où nous conduit ce principe étranger à la science de la nature, le concept des causes finales. Mais cette maxime incontestée omettrait alors une question qui ouvre un vaste champ aux contestations, la question de savoir si la liaison finale dans la nature prouve une espèce particulière de causalité dans la nature même ; ou si, considérée en elle-même et d’après des principes objectifs, elle ne se confond pas plutôt avec le mécanisme de la nature et ne repose pas sur le même principe. Seulement, dans cette dernière supposition, comme ce principe est souvent trop profondément caché à notre investigation dans certaines productions de la nature, nous essayons d’un principe subjectif, du principe de l’art, c’est-à-dire d’une causalité déterminée par des idées, et nous l’attribuons à la nature par analogie. Or, si cet expédient nous réussit dans beaucoup de cas, dans quelques-uns aussi il semble moins heureux, et, dans tous les cas, il ne nous autorise pas à introduire dans la science de la nature une espèce d’opération distincte de la causalité que déterminent les lois purement mécaniques de la nature-même. Puisque nous appelons technique l’opération (la causalité) de la nature, à cause de cette apparence de finalité que nous trouvons dans ses productions, nous la partagerons en technique intentionnelle (technica întentionalis), et technique naturelle[1] (technica naturalis) La première signifiera que la puissance productrice de la nature d’après des causes finales doit être tenue pour une espèce particulière de causalité ; la seconde, qu’elle est en réalité entièrement identique au mécanisme de la nature, et que l’accord contingent de la nature avec nos concepts d’art et avec leurs règles ne doit être regardé que comme une condition subjective du Jugement, et ne peut être prise légitimement pour un mode particulier de production de la nature.

Si maintenant nous parlons des systèmes qui ont cherché à expliquer la nature relativement aux causes finales, il faut bien remarquer que tous ces systèmes disputent entre eux dogmatiquement, c’est-à-dire sur des principes objectifs de la possibilité des choses, soit qu’ils admettent des causes intentionnelles, soit qu’ils s’arrêtent à des causes purement naturelles. Ils ne disputent pas sur les maximes subjectives au moyen desquelles nous jugeons ces productions où nous trouvons de la finalité. Dans ce dernier cas, on pourrait très-bien concilier des principes disparates, tandis que, dans le premier, des principes contradictoirement opposés ne peuvent s’élever et subsister ensemble.

Les systèmes relatifs à la technique de la nature, c’est-à-dire à la puissance productrice d’après la règle des fins, sont de deux espèces : ils représentent ou l’idéalisme ou le réalisme des fins de la nature. Le premier croit que toute finalité de la nature est naturelle ; le second, que quelque finalité (celle des êtres organisés) est intentionnelle, d’où on pourrait justement tirer comme hypothèse cette conséquence, que la technique de la nature, et même ce qui concerne toutes ses autres productions dans leur rapport à l’ensemble de la nature est intentionnel, c’est-à-dire est fin.

1. L’idéalisme de la finalité (j’entends toujours ici la finalité objective) admet, ou bien le hasard,[2] ou bien la fatalité des déterminations de la nature d’où résulte la forme finale de ses productions. Le premier principe concerne le rapport de la matière à la cause physique de sa forme, à savoir les lois du mouvement ; le second, le rapport de la matière à la cause hyperphysique de la matière-même et de toute la nature. Le système du hasard, qu’on attribue à Épicure ou à Démocrite, pris à la lettre, est si évidemment absurde qu’il ne doit pas nous arrêter ; au contraire, le système de la fatalité (dont on regarde Spinoza comme l’auteur, quoique, suivant toute apparence, il soit beaucoup plus ancien), qui invoque quelque chose de supra-sensible, où par conséquent notre vue ne peut atteindre, n’est pas si facile à réfuter, précisément parce que son concept de l’être premier ne peut être compris. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, dans ce système, la liaison des fins dans le monde ne peut être considérée comme intentionnelle (puisque, si elle dérive d’un être premier, ce n’est pas de son entendement, et, par conséquent, d’un dessein de cet être, mais de la nécessité de sa nature et de l’unité du monde qui en émane), et que, par conséquent, le fatalisme de la finalité en est en même temps un idéalisme.

2. Le réalisme de la finalité de la nature est ou physique ou hyperphysique. Le premier fonde les fins qu’il trouve dans la nature sur une puissance naturelle analogue à une faculté agissant d’après un but, la vie de la matière (appartenant à la matière-même, ou dérivant d’un principe intérieur vivant, d’une âme du monde), et s’appelle l’hylozoïsme le second les dérive de la cause première de l’univers, comme d’un être intelligent (originairement vivant) agissant avec intention ; et c’est le théisme[3].


Notes de Kant modifier

  1. unabsichtlich.
  2. Casualität.
  3. On voit par là que, dans la plupart des choses spéculatives de la raison pure, les écoles philosophiques ont essayé toutes les solutions dogmatiques possibles sur une certaine question. Ainsi, pour expliquer la finalité de la nature, on a eu recours tantôt à une matière inanimée, tantôt à un Dieu inanimé, tantôt à une matière vivante, tantôt à un Dieu vivant. Il ne nous reste plus qu’à abandonner, s’il est nécessaire, toutes ces assertions objectives, et à examiner critiquement notre jugement dans son rapport à nos facultés de connaître, afin de donner à leur principe sinon une valeur dogmatique, du moins celle d’une maxime qui suffise à diriger la raison d’une manière sûre.


Notes du traducteur modifier