Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/LX

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 3-6).

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CRITIQUE DU JUGEMENT TÉLÉOLOGIQUE.


§. LX.


De la finalité objective de la nature.


Les principes transcendentaux de la connaissance nous autorisent à admettre une finalité par laquelle la nature, dans ses lois particulières, s’accorde subjectivement avec la faculté de compréhension du Jugement humain, et qui nous permet de lier les expériences particulières en un système ; car, parmi les diverses productions de la nature, on peut admettre aussi la possibilité de certaines productions qui aient cette forme spécifique pour caractère, c’est-à-dire qui, comme si elles étaient faites tout exprès pour notre faculté de juger, servent, par leur variété et leur unité, comme à fortifier et à entretenir les forces de l’esprit (qui sont en jeu dans l’exercice de cette faculté), ce qui leur a valu le nom de belles formes.

Mais que les choses de la nature soient entre elles dans le rapport de moyens à fins, et que leur possibilité ne puisse être suffisamment comprise qu’au moyen de cette espèce de causalité, c’est ce dont nous ne trouvons pas la raison dans l’idée générale de la nature considérée comme l’ensemble des objets des sens. En effet, dans le cas précédent, la représentation des choses, étant quelque chose en nous, pouvait bien aussi être conçue a priori comme appropriée à la destination intérieure de nos facultés de connaître ; mais comment des fins qui ne sont pas les nôtres, et qui n’appartiennent pas non plus à la nature (que nous n’admettons pas comme un être intelligent), peuvent-elles et doivent-elles constituer une espèce particulière de causalité, ou au moins un caractère tout particulier de conformité à des lois ? c’est ce qu’il est impossible de présumer a priori avec quelque fondement. Bien plus, l’expérience même ne peut en démontrer la réalité, si on n’a pas déjà subtilement introduit le concept de fin dans la nature des choses. Nous ne tirons donc pas ce concept des objets et de la connaissance empirique que nous en avons, et par conséquent nous nous en servons plus pour comprendre la nature par analogie avec un principe subjectif de la liaison des représentations, que pour la connaître par des principes objectifs.

En outre, la finalité objective, comme principe de la possibilité des choses de la nature, est si loin de s’accorder nécessairement avec le concept de la nature, que c’est elle justement qu’on invoque pour prouver la contingence de la nature et de ses formes. En effet, quand on parle de la structure d’un oiseau, des cellules creusées dans ses os, de la disposition de ses ailes pour le mouvement, de celle de sa queue qui lui sert comme de gouvernail, et ainsi de suite, on dit que tout cela est tout à fait contingent, si on le considère relativement au simple nexus effectivus de la nature, et qu’on n’invoque pas encore une espèce particulière de causalité, celle des fins (nexus finalis), c’est-à-dire que la nature, considérée comme simple mécanisme, aurait pu prendre mille autres formes, sans violer l’unité de ce principe, et que, par conséquent, on ne peut espérer de trouver a priori la raison de cette forme dans le concept même de la nature, mais qu’il la faut chercher en dehors de ce concept.

On a cependant raison d’admettre, du moins d’une manière problématique, le jugement téléologique dans l’investigation de la nature, mais à la condition qu’on n’en fera un principe d’observation et d’investigation que par analogie avec la causalité déterminée par des fins, et qu’on ne prétendra rien expliquer par là. Il appartient au Jugement réfléchissant, et non au Jugement déterminant. Le concept des liaisons et des formes finales de la nature est au moins un principe de plus qui sert à ramener ses phénomènes à des règles, là où ne suffisent pas les lois d’une causalité purement mécanique. Nous avons en effet recours à un principe téléologique toutes les fois que nous attribuons de la causalité au concept d’un objet, comme si ce concept était dans la nature (et non en nous-mêmes), ou que, pour mieux dire, nous nous représentons la possibilité d’un objet par analogie avec ce genre de causalité (qui est le nôtre), concevant ainsi la nature comme étant technique par sa propre puissance, au lieu de ne voir dans sa causalité qu’un simple mécanisme, comme il le faudrait si on ne lui attribuait ce mode d’action. Si, au contraire, nous admettions dans la nature des causes agissant avec intention, et si, par conséquent, nous donnions pour fondement à la téléologie non plus simplement un principe régulateur, nous servant à juger les phénomènes de la nature, considérée dans ses lois particulières, mais un principe constitutif, qui déterminerait l’origine de ses productions, alors le concept d’une fin de la nature n’appartiendrait plus au Jugement réfléchissant, mais au Jugement déterminant. Ou plutôt ce concept n’appartiendrait plus proprement au Jugement (comme celui de la beauté en tant que finalité formelle subjective) ; comme concept rationnel, Il introduirait dans la science de la nature une nouvelle espèce de causalité. Mais cette espèce de causalité, nous ne faisons que la tirer de nous-mêmes pour l’attribuer à d’autres êtres, sans vouloir pour cela les assimiler à nous.


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Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier