Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L2/XXXI

§. XXXI.
De la méthode propre à la déduction des jugements de goût.

La déduction, c’est-à-dire la vérification de la légitimité d’une certaine espèce de jugements, n’est obligatoire que quand cette espèce de jugements prétend à la nécessité ; et c’est le cas de ces jugements qui réclament une universalité subjective, c’est-à-dire l’assentiment de chacun, quoiqu’ils ne soient pas des jugements de connaissance, mais des jugements de plaisir ou de peine touchant un objet donné, c’est-à-dire quoiqu’ils ne prétendent qu’à une finalité subjective, en qualité de jugements de goût.

Dans ce dernier cas, il n’est donc point question d’un jugement de connaissance ; il ne s’agit ni d’un jugement théorique fondé sur le concept que l’entendement nous donne d’une nature en général, ni d’un jugement pratique (pur) fondé sur l’idée de la liberté, que la raison nous fournit a priori, et le jugement dont nous avons à vérifier la valeur a priori n’est ni un jugement qui représente ce qu’est une chose, ni un jugement qui nous prescrit ce que nous devons faire pour la produire : par conséquent, la valeur universelle qu’il s’agit ici d’établir, c’est seulement celle d’un jugement particulier qui exprime la finalité subjective d’une représentation de la forme d’un objet pour la faculté de juger en général. Il faut expliquer comment il est possible que quelque chose plaise (indépendamment de toute sensation ou de tout concept) dans le simple jugement que nous en portons, et comment la satisfaction de chacun peut être proposée comme une règle à tous les autres, de même que le jugement porté sur un objet pour en former une connaissance en général est soumis à des règles universelles.

Or si, pour établir cette valeur universelle, il ne suffit pas de recueillir des suffrages et d’interroger les autres sur leur manière de sentir, mais qu’il faille la fonder sur une autonomie du sujet qui juge du sentiment de plaisir (attaché à une représentation donnée), c’est-à-dire sur le goût dont il est doué, sans la dériver de concepts, un jugement de ce genre — tel est en effet le jugement de goût — a une double propriété logique : d’abord une valeur universelle a priori, non pas une valeur logique fondée sur des concepts, mais l’universalité d’un jugement particulier ; ensuite une nécessité (qui repose nécessairement sur des principes a priori), mais qui ne dépend d’aucune preuve a priori, dont la représentation puisse forcer l’assentiment que le jugement de goût exige de chacun.

Il est nécessaire d’expliquer ces propriétés logiques, par lesquelles un jugement de goût se distingue de tous les jugements de connaissance, et pour cela de faire abstraction d’abord du contenu de ce jugement, c’est-à-dire du sentiment de plaisir, et de se borner à comparer la forme esthétique avec la forme des jugements objectifs, tels que les prescrit la logique ; voilà ce qui seul convient à la déduction de cette singulière faculté. Nous exposerons donc d’abord ces propriétés caractéristiques du goût, en les éclaircissant par des exemples.