Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S7

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SEPTIÈME SECTION


Décision critique du conflit cosmologique de
la raison avec elle-même


Toute l’antinomie de la raison pure repose sur cet argument dialectique : quand le conditionnel est donné la série entière de toutes ses conditions l’est aussi : or les objets des sens nous sont donnés comme conditionnels ; donc, etc. Ce raisonnement, dont la majeure semble si naturelle et si claire, introduit, suivant la différence des conditions (dans la synthèse des phénomènes), en tant qu’elles constituent une série, autant d’idées cosmologiques, qui postulent l’absolue totalité de ces séries et qui par là même mettent inévitablement la raison en contradiction avec elle-même. Mais avant de chercher à découvrir le côté fallacieux de cet argument dialectique, il est nécessaire de nous préparer à cette tâche, en rectifiant et en déterminant certains concepts qui se présentent ici.

D’abord, c’est une proposition claire et indubitablement certaine que celle-ci : quand le conditionnel est donné, une régression dans la série de toutes ses conditions nous est donnée par là même ; car le concept du conditionnel implique déjà que quelque chose est rapporté à une condition, et cette condition à son tour, si elle est elle-même conditionnelle, à une autre plus éloignée, et ainsi pour tous les membres de la série. Cette proposition est donc analytique, et elle n’a rien à craindre d’une critique transcendentale. Elle est un postulat logique de la raison, qui consiste à suivre par l’entendement et à pousser aussi loin que possible cette liaison d’un concept avec ses conditions qui est déjà inhérente : au concept même.

Ensuite, si le conditionnel ainsi que sa condition sont des choses en soi : alors, quand le premier est donné, non-seulement la régression vers la seconde est donnée, mais celle-ci même est réellement donnée par là ; et, puisque cela s’applique à tous les membres, la série complète des conditions, par conséquent aussi l’inconditionnel est donné ou plutôt présupposé par cela même qu’est donné le conditionnel, qui n’était possible que par cette série. La synthèse du conditionnel avec sa condition est ici une synthèse du seul entendement, qui représente les choses telles qu’elles sont, sans se demander si et comment nous pouvons arriver à les connaître. S’agit-il au contraire de phénomènes, qui, comme simples représentations, ne sont nullement donnés, si je n’arrive pas à leur connaissance (c’est-à-dire à eux-mêmes, puisqu’ils ne sont rien que des connaissances empiriques), je ne puis pas dire dans le même sens que, quand le conditionnel est donné, toutes ses conditions (comme phénomènes) le sont aussi, et par conséquent je ne saurais nullement conclure à l’absolue totalité de leur série. En effet les phénomènes ne sont rien autre chose dans l’appréhension qu’une synthèse empirique (dans le temps et dans l’espace), et par conséquent ils ne sont donnés que dans celle-ci. Or il ne suit pas du tout que, si le conditionnel (dans le phénomène) est donné, la synthèse, qui constitue sa condition empirique, soit aussi donnée ou présupposée par là même ; mais elle a lieu d’abord dans la régression, et jamais sans elle. Mais on peut bien dire en pareil cas qu’une régression vers les conditions, c’est-à-dire une synthèse empirique continue est exigée ou donnée de ce côté, et qu’il ne peut manquer de conditions données par cette régression.

Il résulte clairement de là que la majeure du raisonnement cosmologique prend le conditionnel dans le sens transcendental d’une catégorie pure, et la mineure dans le sens empirique d’un concept de l’entendement appliqué à de simples phénomènes, et que par conséquent l’on tombe ici dans l’erreur dialectique appelée sophisma figuræ dictionis. Mais cette erreur n’a rien d’artificiel ; elle est une illusion toute naturelle de la raison commune. Par suite de cette illusion en effet, lorsque quelque chose est donné comme conditionnel, nous présupposons, en quelque sorte sans nous en apercevoir, les conditions et leur série (dans la majeure), parce qu’en cela nous ne faisons qu’obéir à la règle logique qui exige pour une conclusion donnée des prémisses complètes ; et, comme dans la liaison du conditionnel avec sa condition, il n’y a point d’ordre de temps, nous les présupposons en soi comme données simultanément. En outre il n’est pas moins naturel (dans la mineure) de regarder des phénomènes comme des choses en soi, et comme des objets donnés au pur entendement, ainsi qu’il est arrivé dans la majeure, où j’ai fait abstraction de toutes les conditions d’intuition sans lesquelles des objets ne peuvent être donnés. Mais il y avait ici, entre les concepts, une importante différence, que nous avons négligée. La synthèse du conditionnel avec sa condition et toute la série des conditions (dans la majeure) n’impliquent aucune détermination de temps ni aucun concept de succession. Au contraire la synthèse empirique et la série des conditions dans le phénomène (subsumé dans la mineure) sont nécessairement successives et ne sont données que sous cette condition de temps. Je ne pouvais donc pas présupposer ici comme là l’absolue totalité de la synthèse et de la série ainsi représentée, puisque là tous les membres de la série sont donnés en soi (sans condition de temps), tandis qu’ici ils ne sont possibles que par une régression successive, laquelle n’est donnée qu’autant qu’on l’accomplit réellement.

Lorsqu’on a une fois convaincu d’un tel vice l’argument sur lequel se fondent communément les assertions cosmologiques, on a bien le droit de renvoyer les deux parties contendantes, comme n’appuyant leurs prétentions sur aucun titre solide. Mais leur querelle ne serait pas encore terminée par cela seul qu’on leur aurait prouvé que l’une d’elles ou que toutes les deux ont tort (dans la conclusion) dans la chose même qu’elles affirment sans pouvoir l’appuyer sur des arguments valables. Il semble cependant qu’il n’y ait rien de plus clair que ceci : de deux assertions, dont l’une soutient que le monde a un commencement, et l’autre qu’il n’en a pas et qu’il existe de toute éternité, il faut nécessairement que l’une ait raison contre l’autre. Mais aussi, comme la clarté est égale des deux côtés, il est impossible de décider jamais de quel côté est le droit, et la querelle continue après comme avant, bien que les parties aient été renvoyées dos à dos par le tribunal de la raison. Il ne reste donc qu’un moyen de terminer le procès une bonne fois et à la satisfaction des deux parties : c’est de les convaincre que, si elles peuvent si bien se réfuter l’une l’autre, c’est qu’elles se disputent pour rien, et qu’une certaine apparence transcendentale leur a représenté une réalité là où il n’y en a aucune. Tel est donc le moyen par lequel nous allons essayer de mettre fin à un différend qu’il est impossible de décider autrement.


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Zénon d’Élée, ce dialecticien subtil, a déjà été traité, par Platon de méchant sophiste, pour avoir cherché, afin d’étaler son art, à démontrer certaines propositions par des arguments spécieux et à renverser bientôt après ces mêmes propositions par d’autres arguments tout aussi forts. Il affirmait que Dieu (qui vraisemblablement n’était pour lui rien autre chose que le monde) n’est ni fini ni infini, qu’il n’est ni en mouvement, ni en repos, qu’il n’est ni semblable ni dissemblable à aucune autre chose. Il semblait à ceux qui le jugeaient d’après cela qu’il voulût nier absolument deux propositions contradictoires, ce qui est absurde. Mais je ne trouve pas que ce reproche lui puisse être justement adressé. J’examinerai bientôt de près la première de ces propositions. Pour ce qui est des autres, si par le mot Dieu il entendait l’univers, il devait sans doute dire que celui-ci n’est ni toujours présent en son lieu (en repos), ni changeant de lieu (en mouvement), puisque il n’y a de lieux que dans l’univers et que celui-ci par conséquent n’est lui-même en aucun lieu. Si l’univers contient en soi tout ce qui existe, il n’est non plus à ce titre ni semblable, ni dissemblable à aucune autre chose, puisqu’il n’y a en dehors de lui aucune autre chose à laquelle il puisse être comparé. Quand deux jugements opposés l’un à l’autre supposent une condition impossible, ils tombent alors tous deux, malgré leur opposition (qui n’est pas proprement une contradiction), puisque la condition sans laquelle chacun d’eux ne saurait avoir de valeur tombe elle-même.

Si l’on dit : tout corps ou sent bon ou sent mauvais, il y a un troisième cas possible, c’est qu’il ne sente rien (qu’il n’exhale aucune odeur), et alors les deux propositions contraires peuvent être fausses. Mais si je dis : tout corps ou est odoriférant ou n’est pas odoriférant (vel suaveolens vel non suaveolens), les deux jugements sont opposés contradictoirement, et le premier seul est faux ; son opposé contradictoire, à savoir que quelques corps ne sont pas odoriférants, comprend aussi les corps qui ne sentent rien du tout. Dans la précédente opposition (per diaparata) la condition accidentelle du concept des corps (l’odeur) restait encore, malgré le jugement contraire, et par conséquent elle n’était pas supprimée par ce jugement ; ce dernier n’était donc pas l’opposé contradictoire du premier.

Quand donc je dis : ou le monde est infini dans l’espace, ou il n’est pas infini (non est infinitus), si la première proposition est fausse, son opposé contradictoire, à savoir que le monde n’est pas infini, doit être vrai. Je ne fais par là qu’écarter un monde infini, sans en poser un autre, un monde fini. Mais si je dis : le monde est ou infini ou fini (non infini), ces deux propositions pourraient bien être fausses. En effet j’envisage alors le monde comme déterminé en soi quant à sa grandeur, puisque dans la proposition opposée je ne me borne pas à supprimer l’infinité et peut-être avec elle toute son existence propre, mais que j’ajoute une détermination au monde comme à une chose réelle en soi ; ce qui pourrait bien être faux : si en effet le monde ne devait pas être donné comme une chose en soi, et par conséquent comme infini ou comme fini sous le rapport de sa grandeur. Qu’on me permette de désigner ce genre d’opposition sous le nom d’opposition dialectique, et celle qui consiste dans la contradiction, sous celui d’opposition analytique. Deux jugements dialectiquement opposés l’un à l’autre peuvent donc être faux tous deux, puisque l’un ne se borne pas à contredire l’autre, mais qu’il dit quelque chose de plus qu’il n’est nécessaire pour la contradiction.

Si l’on regarde les deux propositions : le monde est infini en grandeur, le monde est fini en grandeur, comme contradictoirement opposées, on admet alors que le monde (la série entière des phénomènes) est une chose en soi. En effet il demeure, soit que je supprime la régression infinie ou la régression finie dans la série de ses phénomènes. Mais, si j’écarte cette supposition ou cette apparence transcendentale, et que je nie que le monde soit une chose en soi, alors l’opposition contradictoire des deux assertions se change en une opposition purement dialectique ; et, puisque le monde n’existe pas en soi (indépendamment de la série régressive de mes représentations), il n’existe ni comme un tout infini en soi, ni comme un tout fini en soi. Il ne peut se trouver que dans la régression empirique de la série des phénomènes et non pas en soi. Si donc celle-ci est toujours conditionnelle, elle n’est jamais entièrement donnée, et par conséquent le monde n’est pas un tout inconditionnel ; il n’existe donc non plus, comme tel, ni avec une grandeur infinie, ni avec une grandeur finie.

Ce qui vient d’être dit des premières idées cosmologiques, c’est-à-dire de l’absolue totalité de la grandeur dans le phénomène, s’applique aussi aux autres. La série des conditions ne se trouve que dans la synthèse régressive même ; elle ne réside pas en soi dans le phénomène, comme dans une chose propre, donnée avant toute régression. Je devrai donc dire aussi que la multitude des parties dans un phénomène donné n’est en soi ni infinie, ni finie, puisque le phénomène n’est rien d’existant en soi, et que les parties sont données uniquement par la régression de la synthèse de décomposition et dans cette régression, qui n’est jamais donnée entièrement, ni comme finie, ni comme infinie. Il en est de même de la série des causes subordonnées les unes aux autres, ou de la série des existences conditionnelles jusqu’à l’existence absolument nécessaire : elle ne peut jamais être regardée ni comme finie, ni comme infinie en soi, sous le rapport de sa totalité, puisque, comme série de représentations subordonnées, elle ne réside que dans la régression dynamique, et qu’elle ne saurait exister en soi avant cette régression et comme une série de choses qui subsisterait par elle-même.

On fait donc disparaître l’antinomie de la raison pure dans ses idées cosmologiques, en montrant qu’elle est purement dialectique, et qu’elle est un conflit produit par une apparence résultant de ce que l’on applique l’idée de l’absolue totalité, laquelle n’a de valeur que comme condition des choses en soi, à des phénomènes, qui n’existent que dans la représentation, et, lorsqu’ils constituent une série, dans la régression successive, mais non pas autrement. En revanche on peut aussi tirer de cette antinomie une véritable utilité, non pas sans doute dogmatique, mais critique et doctrinale : je veux parler de l’avantage de démontrer indirectement par ce moyen l’idéalité transcendentale des phénomènes, si par hasard la preuve directe donnée dans l’esthétique transcendentale n’avait pas paru suffisante. Cette démonstration consisterait dans ce dilemne : si le monde est un tout existant en soi, il est ou fini ou infini. Or le premier cas aussi bien que le second sont faux (suivant les preuves, rapportées plus haut, de l’antithèse d’un côté, et de la thèse de l’autre). Il est donc faux aussi que le monde (l’ensemble de tous les phénomènes) soit un tout existant en soi. D’où il suit par conséquent que les phénomènes en général ne sont rien en dehors de nos représentations, et c’est précisément ce que nous voulions dire en parlant de leur idéalité transcendentale. Cette remarque a de l’importance. On voit par là que les preuves données plus haut des quatre antinomies ne sont pas des artifices destinés à tromper l’esprit, mais qu’elles ont leur solidité, si l’on suppose que les phénomènes et le monde sensible qui les comprend tous sont des choses en soi. Mais le conflit des propositions qui en résultent montre que cette supposition contient une fausseté, et il nous conduit ainsi à découvrir la véritable nature des choses, comme objets des sens. La dialectique transcendentale ne vient donc point du tout en aide au scepticisme, mais bien à la méthode sceptique, qui peut y montrer un exemple de sa grande utilité. Qu’on laisse les arguments de la raison lutter les uns contre les autres dans toute leur liberté : s’ils ne nous donnent pas à la fin ce que nous cherchons, du moins nous fourniront-ils toujours quelque chose d’utile et qui pourra servir à rectifier nos jugements.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier