Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S1

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 33-43).




PREMIÈRE SECTION


Système des idées cosmologiques


Afin de pouvoir énumérer ces idées suivant un principe et avec une précision systématique, nous devons remarquer d’abord que c’est seulement de l’entendement que peuvent émaner les concepts purs et transcendentaux ; que la raison ne produit proprement aucun concept, mais qu’elle ne fait qu’affranchir le concept de l’entendement des restrictions inévitables d’une expérience possible, et qu’ainsi elle cherche à l’étendre au delà des bornes des choses empiriques, tout en le maintenant en rapport avec elles. C’est ce qui a lieu par cela même que pour un conditionnel donné elle exige la totalité absolue du côté des conditions (auxquelles l’entendement soumet tous les phénomènes de l’unité synthétique), et qu’elle fait ainsi de la catégorie une idée transcendentale, afin de donner une absolue perfection à la synthèse empirique en la poursuivant jusqu’à l’inconditionnel (lequel ne se trouve jamais dans l’expérience, mais seulement dans l’idée). La raison l’exige en vertu de ce principe : si le conditionnel est donné, la somme entière des conditions l’est aussi, et par conséquent l’inconditionnel absolu, qui seul rendait possible le premier. Ainsi d'abord les idées transcendentales ne sont proprement rien autre chose que des catégories élevées jusqu’à l’absolu, et elles peuvent se ramener à un tableau ordonné suivant les titres de ces dernières. Ensuite il faut dire que toutes les catégories ne sont pas bonnes pour cela : mais seulement celles où la synthèse constitue une série : et encore une série de conditions subordonnées (et non coordonnées) entre elles par rapport à un conditionnel. L’absolue totalité des conditions n’est exigée par la raison qu’autant qu’elle porte sur la série ascendante des conditions d’un conditionnel donné, et non par conséquent lorsqu’il s’agit de la ligne descendante des conséquences, ni même de l’assemblage des conditions coordonnées de ces conséquences. En effet, quand un conditionnel est donné, on en présuppose déjà les conditions et on les regarde même comme données avec lui ; tandis que, comme les conséquences ne rendent pas leurs conditions possibles, mais bien plutôt les présupposent, on n’a pas à s’inquiéter, dans la progression des conséquences (ou en descendant de la condition donnée au conditionnel), si la série cesse ou non, et en général la question relative à leur totalité n’est nullement une supposition de la raison.

Ainsi l’on conçoit nécessairement comme donné (bien que nous ne puissions pas le déterminer) un temps entièrement écoulé jusqu’au moment présent. Mais, pour ce qui est du temps à venir, comme il n’est pas la condition nécessaire pour arriver au présent, il est tout à fait indifférent, pour comprendre celui-ci, de le traiter de telle ou telle façon, de le faire cesser à un certain moment ou de le prolonger à l’infini. Soit la série m, n, o, où n est donné comme conditionnel par rapport à m, et en même temps comme la condition de o, la série est ascendante du conditionnel n à m (l, k, i, etc.), tandis qu’elle est descendante de la condition n au conditionnel o (p, q, r, etc.). Il faut supposer la première série pour pouvoir considérer n comme donné, et n n’est possible, suivant la raison (la totalité des conditions), qu’au moyen de cette série ; mais sa possibilité ne repose pas sur la série suivante o, p, q, r, qui par conséquent ne pourrait être considérée comme donnée, mais seulement comme dabilis.

J’appellerai régressive la synthèse d’une série de conditions, c’est-à-dire celle qui part de la condition la plus voisine du phénomène donné pour remonter aux conditions plus éloignées ; et progressive, celle qui, s’attachant au conditionnel, descend de la conséquence la plus proche aux conséquences plus éloignées. La première va in antecedentia ; la seconde, in consequentia. Les idées cosmologiques s’occupent donc de la totalité de la synthèse régressive, et vont in antecedentia, non in consequentia. Suivre l’ordre inverse, ce ne serait pas traiter un problème nécessaire de la raison pure, mais s’en créer un arbitrairement, puisque, pour comprendre parfaitement ce qui est donné dans le phénomène, nous n’avons pas besoin des conséquences, mais des principes.

Pour pouvoir dresser la table des idées d’après celle des catégories, nous devons prendre d’abord les deux quanta originaires de toute notre intuition, le temps et l’espace. Le temps est en soi une série (et la condition formelle de toutes les séries), et c’est pourquoi on y peut distinguer à priori, par rapport à un présent donné, les antecedentia comme conditions (le passé) des consequentia (de l’avenir). L’idée transcendentale de l’absolue totalité, de la série des conditions pour un conditionnel donné ne concerne donc que tout le temps écoulé. D’après l’idée de la raison, tout le temps passé est nécessairement conçu comme donné, en tant qu’il est la condition du moment donné. Quant à l’espace, il n’y a pas à distinguer en lui de progression et de régression, parce que, ses parties existant simultanément, il ne constitue pas une série, mais un agrégat. Je ne puis considérer le moment présent que comme conditionnel par rapport au temps passé, et non comme la condition de ce temps, puisque ce moment n’est amené que par le temps écoulé (ou plutôt par l’écoulement du temps passé) ; mais, comme les parties de l’espace sont coordonnées, au lieu d’être subordonnées, une partie n’est pas la condition de la possibilité d’une autre, et il ne constitue pas en soi une série comme le temps. Cependant la synthèse, les diverses parties de l’espace, cette synthèse au moyen de laquelle nous l’appréhendons lui-même, est successive, et par conséquent elle a lieu dans le temps et constitue une série. Et comme, dans cette série des espaces agrégés (par exemple des pieds dans une perche), les espaces ajoutés les uns aux autres, à partir d’un espace donné, sont toujours la condition qui sert à limiter les précédents, la mesure d’un espace doit être aussi considérée comme la synthèse d’une série de conditions relatives à un conditionnel donné ; seulement le côté des conditions n’est pas en soi différent de celui auquel appartient le conditionnel, et par conséquent le regressus et le progressus semblent être identiques dans l’espace. Toutefois, puisqu’une partie de l’espace n’est pas donnée, mais seulement limitée par les autres, nous devons regarder chaque espace limité comme étant conditionnel à ce titre, c’est-à-dire comme supposant un autre espace qui serve à le limiter lui-même, et ainsi de suite. Au point de vue de la limitation la progression dans l’espace est donc aussi une régression ; l’idée transcendentale de l’absolue totalité de la synthèse dans la série des conditions concerne donc aussi l’espace, et je puis tout aussi bien élever une question sur l’absolue totalité des phénomènes dans l’espace que sur leur totalité dans le temps écoulé. Nous verrons plus tard s’il y a en général une réponse possible à cette question.

En second lieu, la réalité dans l’espace, c’est-à-dire la matière, est un conditionnel dont les parties de l’espace sont les conditions internes, et les parties des parties les conditions éloignées, de telle sorte qu’il y a ici une synthèse régressive, dont la raison exige l’absolue totalité, et qui n’est possible qu’au moyen d’une division complète, où la réalité de la matière se réduit soit à rien, soit à quelque chose qui n’est plus matière, c’est-à-dire au simple. Il y a donc ici encore une série de conditions et une progression vers l’inconditionnel.

En troisième lieu, pour ce qui concerne les catégories du rapport réel entre les phénomènes, la catégorie de la substance et de ses accidents ne convient point à une idée transcendentale, c’est-à-dire que par rapport à cette catégorie la raison n’a pas sujet de rétrograder vers certaines conditions. En effet les accidents (en tant qu’ils sont inhérents à une substance unique) sont coordonnés entre eux et ne forment point une série. Ils ne sont pas proprement subordonnés à la substance, mais ils sont la manière d’exister de la substance même. Ce qui pourrait paraître ici une idée de la raison transcendentale, ce serait le concept du substantiel ; mais, comme il ne faut entendre par là rien autre chose que le concept de l’objet en général, qui subsiste lorsqu’on ne fait que concevoir en lui le sujet transcendental indépendamment de tous ses prédicats, et comme il ne s’agit ici que de l’inconditionnel dans la série des conditions, il est clair que le substantiel ne saurait former un membre de cette série. La même chose s’applique aux substances dans leur rapport de réciprocité : elles sont à cet égard de simples agrégats, et n’ont pas d’exposants d’une série, puisqu’elles ne sont pas subordonnées les unes aux autres comme conditions de leur possibilité, comme on pourrait le dire des espaces, dont la limite ne peut jamais être déterminée que par un autre espace, et non en soi. Il ne reste donc que la catégorie de la causalité, qui présente une série de causes pour un effet donné, où l’on puisse remonter de cet effet, comme conditionnel, à ces causes, comme conditions, et répondre à la question élevée par la raison.

En quatrième lieu, les concepts du possible, du réel et du nécessaire ne conduisent à aucune série, sinon en ce sens que le contingent dans l’existence doit toujours être considéré comme conditionnel, et que, suivant la règle de l’entendement, il indique une condition, qui nous renvoie nécessairement à une autre plus élevée, jusqu’à ce que la raison trouve dans la totalité de cette série la nécessité absolue.

Il n’y a donc que quatre idées cosmologiques, suivant les quatre titres des catégories, si l’on s’en tient à celles qui impliquent nécessairement une série dans la synthèse du divers.

1
L’intégrité absolue
de l’assemblage 1[1]
de tous les phénomènes donnés.
2
3
L’intégrité absolue
L’intégrité absolue
de la division 2[2]
de l’origine[3]
d’un tout donné
d’un phénomène
dans le phénomène.
en général.
4
L’intégrité absolue
de la dépendance de l’existence 4[4]
de ce qu’il y a de changeant dans le
phénomène.

Il faut remarquer ici d’abord que l’idée de l’absolue totalité ne concerne que l’exposition des phénomènes, et que par conséquent elle n’a rien de commun avec le concept purement intellectuel d’un ensemble des choses en général. Des phénomènes sont donc ici considérés comme donnés, et la raison exige l’intégrité absolue des conditions qui les rendent possibles, en tant qu’ils constituent une série, c’est-à-dire qu’elle exige une synthèse absolument (sous tous les rapports) complète, qui permette d’exposer le phénomène suivant les lois de l’entendement.

Ensuite, c’est proprement l’inconditionnel seul que la raison recherche dans cette synthèse des conditions dont la série est régressive, comme elle exige l’intégrité dans la série des prémisses qui réunies n’en supposent plus d’autres. Or cet inconditionnel est toujours renfermé dans la totalité absolue des séries, telle qu’on se la représente dans l’imagination. Mais cette synthèse absolument complète n’est à son tour qu’une idée ; car on ne peut savoir, d’avance du moins, si elle est possible aussi dans les phénomènes. Si l’on se représente un tout au moyen des seuls concepts purs de l’entendement, et indépendamment des conditions de l’intuition sensible, on peut dire exactement que pour un conditionnel donné, la série entière des conditions subordonnées est donnée aussi ; car le premier n’est donné que par celles-ci. Mais dans les phénomènes il y a quelque chose qui restreint tout particulièrement la manière dont les conditions sont données ; car elles ne le sont qu’au moyen de la synthèse successive des éléments divers de l’intuition, synthèse dont la régression doit être complète. C’est encore un problème de savoir si cette intégrité est possible au point de vue sensible ; mais l’idée de cette intégrité n’en réside pas moins dans la raison, indépendamment de la possibilité ou de l’impossibilité de lui trouver des concepts empiriques parfaitement adéquats. C’est pourquoi, puisque l’inconditionnel est nécessairement renfermé dans l’absolue totalité de la synthèse régressive des éléments divers compris dans le phénomène (suivant la direction des catégories qui la représentent comme une série de conditions pour un conditionnel donné), et que l’on peut, d’ailleurs, laisser indécise la question de savoir si et comment cette totalité peut se réaliser, la raison prend ici la détermination de partir de l’idée de la totalité, bien qu’elle ait proprement pour but final l’inconditionnel, soit dans toute la série, soit dans une partie.

Or on peut concevoir cet inconditionnel de deux manières : ou bien il réside simplement dans la série totale, dont, par conséquent, tous les membres sans exception sont conditionnels et dont l’ensemble seul est absolument inconditionnel, et alors la régression est dite infinie : ou bien il est une partie de la série, à laquelle sont subordonnés tous les autres membres de cette série, mais qui elle-même n’est soumise à aucune autre condition *[5]. Dans le premier cas la série est a parte priori sans limites (sans commencement), c’est-à-dire infinie et pourtant donnée entièrement ; mais la régression n’y est jamais achevée, et elle ne peut être appelée infinie que virtuellement 1[6]. Dans le second cas, la série a un premier terme, et ce premier terme s’appelle, par rapport au temps écoulé, le commencement du monde 2[7] ; par rapport à l’espace, les limites du monde 3[8] ; par rapport aux parties d’un tout donné dans ses limites, le simple 4[9] ; par rapport aux causes, la spontanéité 5[10] absolue (la liberté) ; par rapport à l’existence, la nécessité naturelle 6[11] absolue.

Nous avons deux expressions, monde et nature, qui sont quelquefois prises dans le même sens. La première signifie l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et la totalité de leur synthèse, en grand aussi bien qu’en petit, c’est-à-dire dans le développement progressif de cette synthèse par assemblage aussi bien que par division. Ce même monde s’appelle nature *[12], en tant qu’il est considéré comme un tout dynamique ; on n’a point d’égard ici à l’agrégation dans l’espace ou dans le temps, pour l’envisager comme une quantité, mais à l’unité dans l’existence des phénomènes. Or, comme on appelle cause la condition de ce qui arrive, et liberté, la causalité absolue de la cause dans le phénomène, la cause conditionnelle se nomme, au contraire, cause naturelle dans le sens étroit du mot. Le conditionnel dans l’existence en général s’appelle contingent, et l’inconditionnel, nécessaire. La nécessité inconditionnelle des phénomènes peut être appelée nécessité naturelle.

J’ai nommé idées cosmologiques les idées dont nous nous occupons maintenant, en partie parce que l’on comprend sous le mot monde l’ensemble de tous les phénomènes, et que nos idées ne poursuivent l’inconditionnel que parmi les phénomènes, en partie parce que, dans son sens transcendental, ce mot signifie l’absolue totalité de l’ensemble des choses existantes, et que nous avons uniquement en vue la perfection de la synthèse (bien que nous ne l’envisagions proprement que dans sa régression vers les conditions). Si l’on considère qu’en outre ces idées sont toutes transcendantes, et que, bien qu’elles ne dépassent pas l’objet, c’est-à-dire les phénomènes, quant à l’espèce, mais qu’elles portent uniquement sur le monde sensible, elles poussent néanmoins la synthèse jusqu’à un degré qui dépasse toute expérience possible ; on peut les désigner toutes très-exactement, suivant moi, sous le nom de concepts cosmologiques 1[13]. Au point de vue de la distinction de l’absolu mathématique et de l’absolu dynamique, auquel tend la régression, j’appellerais les deux premières idées des concepts du monde, dans le sens étroit du mot (concepts du monde en grand et en petit), et les deux autres des concepts transcendants de la nature 2[14]. Cette distinction ne semble pas à présent d’une grande importance, mais elle paraîtra plus importante dans la suite.


Notes de Kant modifier

  1. 1 Zusammensetzung.
  2. 2 Theilung.
  3. 3 Entstehung.
  4. 4 Abhangigkeit des Daseyns.
  5. * L’ensemble absolu de la série des conditions pour un conditionnel donné est toujours inconditionnel ; car en dehors de lui il n’y a plus de conditions relativement auxquelles il puisse être conditionnel. Mais cet ensemble absolu d’une série de ce genre n’est qu’une idée ou plutôt un concept problématique, dont il faut rechercher la possibilité, ne fut-ce que relativement à la manière dont y peut être compris l’inconditionnel, en tant qu’il est proprement l’idée transcendentale à laquelle il se rapporte.
  6. 1 Potentialiter.
  7. 2 Weltanfange.
  8. 3 Weltgrenze.
  9. 4 Einfache.
  10. 5 Selbsthätigkeit.
  11. 6 Naturnotwendigkeit.
  12. * La nature, prise adjectivement (formalither), signifie l’assemblage des déterminations d’une chose opérée suivant un principe interne de la causalité. Au contraire on entend par nature, prise substantivement (materialiter), l’ensemble des phénomènes, en tant qu’ils sont tous unis en vertu d’un principe interne de la causalité. Dans le premier sens on parle de la nature de la matière fluide, du feu, etc., et l’on ne se sert de ce mot qu’adjectivement ; au contraire, quand on parle des choses de la nature, on pense à un tout subsistant.
  13. 1 Weltbegriffe.
  14. 2 Transcendent Naturgriffe.


Notes du traducteur modifier