Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/4./1

IV

Les postulats de la pensée empirique en général

1o Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible.

2o Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel.

3o Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience, est nécessaire (existe nécessairement).

éclaircissement

Les catégories de la modalité ont ceci de particulier qu’elles n’augmentent nullement, comme détermination de l’objet, le concept auquel elles sont jointes comme prédicats, mais qu’elles expriment seulement le rapport à la faculté de connaître. Quand le concept d’une chose est déjà tout à fait complet, je puis encore demander si cette chose est simplement possible, ou si elle est réelle, ou, dans ce dernier cas, si elle est en outre nécessaire. Pas une détermination de plus n’est conçue par là dans l’objet lui-même, mais il s’agit seulement de savoir quel est le rapport de cet objet (et de toutes ses déterminations) avec l’entendement et son usage empirique, avec le jugement empirique et avec la raison (dans son application à l’expérience).

C’est précisément pour cela que les principes de la modalité ne font rien de plus que d’expliquer les concepts de la possibilité, de la réalité et de la nécessité dans leur usage empirique, et en même temps aussi de restreindre les catégories à l’usage purement empirique, sans en admettre et en permettre l’usage transcendental. En effet, si elles n’ont pas seulement une valeur logique et ne se bornent pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais qu’elles se rapportent aux choses, à leur possibilité, à leur réalité ou à leur nécessité, il faut qu’elles s’appliquent à l’expérience possible et à son unité synthétique, dans laquelle seule sont donnés les objets de la connaissance.

Le postulat, de la possibilité des choses exige donc que le concept de ces choses s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Mais celle-ci, à savoir la forme objective de l’expérience en général, contient toute synthèse requise pour la connaissance des objets. Un concept qui contient une synthèse doit être tenu pour vide et ne se rapporte à aucun objet si cette synthèse n’appartient à l’expérience, soit comme empruntée de l’expérience, auquel cas ce concept s’appelle un concept empirique, soit comme condition à priori de l’expérience en général (de la forme de l’expérience), auquel cas il est un concept pur, mais qui appartient pourtant à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé que dans l’expérience. En effet, d’où peut-on tirer le caractère de la possibilité d’un objet pensé au moyen d’un concept synthétique à priori, si ce n’est de la synthèse qui constitue la forme de la connaissance empirique des objets ? C’est sans doute une condition logique nécessaire que, dans un concept de ce genre, il n’y ait point de contradiction, mais il s’en faut que cela suffise pour constituer la réalité objective du concept, c’est-à-dire la possibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept. Ainsi, il n’y a point de contradiction dans le concept d’une figure renfermée entre deux lignes droites, car les concepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne renferment la négation d’aucune figure ; l’impossibilité ne tient pas au concept en lui-même, mais à la construction de ce concept dans l’espace, c’est-à-dire aux conditions de l’espace et de sa détermination, conditions qui, à leur tour, ont leur réalité objective, c’est-à-dire se rapportent à des choses possibles, puisqu’elles contiennent à priori la forme de l’expérience en général.

Montrons maintenant l’utilité et l’influence considérable de ce postulat de la possibilité. Quand je me représente une chose qui est permanente, de telle sorte que tout ce qui y change appartient seulement à son état, je ne puis par ce seul concept connaître qu’une telle chose est possible. Ou bien, quand je me représente quelque chose qui est de telle nature que, dès qu’il est posé, quelque autre chose le suit toujours et inévitablement, je puis sans doute le concevoir sans contradiction ; mais je ne saurais juger par là si une propriété de ce genre (comme causalité) se rencontre dans quelque objet possible. Enfin, je puis me représenter des choses (des substances) diverses, constituées de telle sorte que l’état de l’une entraîne une conséquence dans l’état de l’autre, et réciproquement ; mais qu’un rapport de ce genre puisse convenir à certaines choses, c’est ce que je ne saurais déduire de ces concepts, lesquels ne contiennent qu’une synthèse purement arbitraire. Ce n’est donc qu’autant que ces concepts expriment à priori les rapports des perceptions dans chaque expérience que l’on reconnaît leur réalité objective, c’est-à-dire leur vérité transcendentale, et cela, il est vrai, indépendamment de l’expérience, mais non pas indépendamment de toute relation à la forme d’une expérience en général et à l’unité synthétique dans laquelle seule des objets peuvent être connus empiriquement.

Que si l’on voulait se faire de nouveaux concepts de substances, de forces, d’actions réciproques, avec la matière que nous fournit la perception, sans dériver de l’expérience même l’exemple de leur liaison, on tomberait alors dans de pures chimères et l’on ne pourrait reconnaître la possibilité de ces conceptions fantastiques au moyen d’aucun critérium, puisque l’on n’y aurait point pris l’expérience pour guide et qu’on ne les en aurait point dérivées. Des concepts factices[ndt 1] de cette espèce ne sauraient recevoir à priori, ainsi que les catégories, le caractère de leur possibilité, comme conditions d’où dépend toute expérience, mais seulement à posteriori, comme étant donnés par l’expérience elle-même. Ou leur possibilité doit être connue à posteriori et empiriquement, ou elle ne peut pas l’être du tout. Une substance qui serait constamment présente dans l’espace, mais sans le remplir (comme cet intermédiaire entre la matière et l’être pensant que quelques-uns ont voulu introduire), ou une faculté particulière qu’aurait notre esprit de prévoir l’avenir (et non pas seulement de le conclure), ou enfin la faculté qu’il aurait d’être en commerce d’idées avec d’autres hommes, quelque éloignés qu’ils fussent, ce sont là des concepts dont la possibilité est tout à fait sans fondement, puisqu’elle ne peut être fondée sur l’expérience et sur les lois connues de l’expérience, et que sans elle ils ne sont plus qu’une liaison arbitraire de pensées qui, quoique ne renfermant aucune contradiction, ne peut prétendre à aucune réalité objective, par conséquent à la possibilité d’objets tels que ceux que l’on conçoit ainsi ? Pour ce qui est de la réalité, il va sans dire qu’on ne saurait en concevoir une in concreto sans recourir à l’expérience, puisqu’elle ne peut se rapporter qu’à la sensation comme matière de l’expérience, et non à la forme du rapport, avec laquelle l’esprit pourrait toujours jouer dans ses fictions.

Mais je laisse de côté tout ce dont la possibilité ne peut être déduite que de la réalité dans l’expérience, et je n’examine ici que cette possibilité des choses qui se fonde sur des concepts à priori. Or je persiste à soutenir que de ces concepts les choses ne peuvent être tirées en elles-mêmes, mais seulement comme conditions formelles et objectives d’une expérience en général.

Il semble à la vérité que la possibilité d’un triangle puisse être connue en elle-même par son concept (il est certainement indépendant de l’expérience) ; car dans le fait nous pouvons lui donner un objet tout à fait à priori, c’est-à-dire le construire. Mais comme cette construction n’est que la forme d’un objet, le triangle ne serait toujours qu’un produit de l’imagination, dont l’objet n’aurait encore qu’une possibilité douteuse, puisqu’il faudrait, pour qu’il en fût autrement, quelque chose de plus, à savoir que cette figure fût conçue sous les seules conditions sur lesquelles reposent tous les objets de l’expérience. Or la seule chose que joigne à ce concept la représentation de la possibilité d’un tel objet, c’est que l’espace est une condition formelle à priori d’expériences extérieures, et que cette même synthèse figurative par laquelle nous construisons un triangle dans l’imagination, est absolument identique à celle que nous produisons dans l’appréhension d’un phénomène, afin de nous en faire un concept expérimental. Et ainsi la possibilité des quantités continues, et même des quantités en général, les concepts en étant tous synthétiques, ne résulte jamais de ces concepts eux-mêmes, mais de ces concepts considérés comme conditions formelles de la détermination des objets dans l’expérience en général. Où trouver en effet des objets qui correspondent aux concepts, sinon dans l’expérience, par laquelle seule des objets nous sont donnés ? Toutefois, nous pouvons bien, en envisageant la possibilité des choses simplement par rapport aux conditions formelles sous lesquelles quelque chose est en général déterminé comme objet dans l’expérience, la connaître et la caractériser sans recourir préalablement à l’expérience même, et par conséquent tout à fait à priori ; mais ce n’est toujours que relativement à l’expérience et dans ses limites que nous la connaissons et la caractérisons.

Le postulat, relatif à la connaissance de la réalité des choses, exige une perception, par conséquent une sensation, accompagnée de conscience (non pas il est vrai immédiatement), de l’objet même dont l’existence doit être connue ; mais il faut bien aussi que cet objet s’accorde avec quelque perception réelle suivant les analogies de l’expérience, lesquelles représentent toute liaison réelle dans une expérience en général.

On ne saurait trouver, dans le simple concept d’une chose, aucun caractère de son existence. En effet, encore que ce concept soit tellement complet que rien ne manque pour concevoir une chose avec toutes ses déterminations intérieures, l’existence n’a aucun rapport avec toutes ces déterminations ; mais toute la question est de savoir si une chose de ce genre nous est donnée, de telle sorte que la perception en puisse toujours précéder le concept. Le concept précédant la perception signifie la simple possibilité de la chose ; la perception qui fournit au concept la matière est le seul caractère de la réalité. Mais on peut aussi connaître l’existence d’une chose avant de la percevoir, et par conséquent d’une manière relativement à priori, pourvu qu’elle s’accorde avec certaines perceptions suivant les principes de leur liaison empirique (les analogies). Alors, en effet, l’existence de la chose est liée avec nos perceptions dans une expérience possible, et nous pouvons, en suivant le fil de ces analogies, passer de notre perception réelle à la chose dans la série des perceptions possibles. C’est ainsi que nous connaissons, par la perception de la limaille de fer attirée, l’existence d’une matière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate de cette matière nous soit impossible à cause de la constitution de nos organes. En effet, d’après les lois de la sensibilité et le contexte de nos perceptions, nous arriverions à avoir dans une expérience l’intuition immédiate de cette matière, si nos sens étaient plus délicats ; mais la grossièreté de ces sens ne touche en rien à la forme de l’expérience possible en général. Là donc où s’étend la perception et ce qui en dépend suivant des lois empiriques, là s’étend aussi notre connaissance de l’existence des choses. Si nous ne commençons par l’expérience, ou si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, c’est en vain que nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’existence de quelque chose.

Mais l’idéalisme élève une forte objection contre ces règles de la démonstration médiate de l’existence ; c’est donc ici le lieu de le réfuter[ndt 2].



Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. Gedichtete Begriffe.
  2. Cette réfutation de l’idéalisme est une addition de la seconde édition.