Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/2.

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 226-236).

II

Anticipations de la perception

En voici le principe : Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une quantité intensive, c’est-à-dire un degré[ndt 1].
preuve

La perception est la conscience empirique, c’est-à-dire une conscience accompagnée de sensation. Les phénomènes, comme objets de la perception, ne sont pas des intuitions pures (purement formelles), comme l’espace et le temps (qui ne peuvent pas être perçus en eux-mêmes). Ils contiennent donc, outre l’intuition, la matière de quelque objet en général (par quoi est représenté quelque chose d’existant dans l’espace ou dans le temps), c’est-à-dire le réel de la sensation, considéré comme une représentation purement subjective dont on ne peut avoir conscience qu’autant que le sujet est affecté, et que l’on rapporte à un objet en général. Or il peut y avoir une transformation graduelle de la conscience empirique en conscience pure, où le réel de la première disparaisse entièrement et où il ne reste qu’une conscience purement formelle (à priori) de la diversité contenue dans l’espace et dans le temps ; par conséquent il peut y avoir aussi une synthèse de la production de la quantité d’une sensation depuis son commencement, l’intuition pure = 0, jusqu’à une grandeur quelconque. Et comme la sensation n’est pas par elle-même une représentation objective et qu’il n’y a en elle ni intuition de l’espace ni intuition du temps, elle n’a pas de quantité extensive ; mais elle a pourtant une quantité (au moyen de son appréhension, où la conscience empirique peut croître en un certain temps depuis rien = 0 jusqu’à un degré donné), et par conséquent elle a une quantité intensive, à laquelle doit correspondre aussi dans tous les objets de la perception, en tant qu’elle contient cette sensation, une quantité intensive, c’est-à-dire un degré d’influence sur le sens[ndt 2].

On peut désigner sous le nom d’anticipation toute connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer à priori ce qui appartient à la connaissance empirique, et tel est sans doute le sens qu’Épicure donnait à son expression de προληψις (prolêpsis). Mais, comme il y a dans les phénomènes quelque chose qui n’est jamais connu à priori et qui constitue ainsi la différence propre entre l’empirique et la connaissance à priori, et que ce quelque chose est la sensation (comme matière de la perception), il suit que la sensation est proprement ce qui ne peut pas être anticipé. Au contraire les déterminations pures conçues dans l’espace et dans le temps, sous le rapport soit de la figure, soit de la quantité, nous pourrions les nommer des anticipations des phénomènes, parce qu’elles représentent à priori ce qui peut toujours être donné à posteriori dans l’expérience. Mais supposez qu’il y ait pourtant quelque chose qu’on puisse connaître à priori dans chaque sensation, considérée comme sensation en général (sans qu’une sensation particulière soit donnée), ce quelque chose mériterait d’être nommé anticipation dans un sens exceptionnel. Il semble étrange en effet d’anticiper sur l’expérience en cela même qui constitue sa matière, laquelle ne peut être puisée qu’en elle. Et c’est pourtant ce qui arrive réellement ici.

L’appréhension ne remplit, avec la seule sensation, qu’un instant (je ne considère point ici en effet la succession de plusieurs sensations). En tant qu’elle est dans le phénomène quelque chose dont l’appréhension n’est pas une synthèse successive, laquelle procède en allant des parties à la représentation totale, elle n’a pas de quantité extensive ; l’absence de la sensation dans le même instant représenterait cet instant comme vide, par conséquent = 0. Or ce qui correspond à la sensation dans l’intuition empirique est la réalité (realitas phænomenon) ; ce qui correspond à l’absence de la sensation est la négation = 0. En outre, toute sensation est susceptible de plus ou de moins, de telle sorte qu’elle peut décroître et s’évanouir insensiblement. Il y a donc entre la réalité dans le phénomène et la négation une chaîne continue de sensations intermédiaires possibles, entre lesquelles il y a toujours moins de différence qu’entre la sensation donnée et le zéro ou l’entière négation. Cela revient à dire que le réel dans le phénomène a toujours une quantité, mais que cette quantité ne se trouve pas dans l’appréhension, puisque celle-ci s’opère en un moment au moyen d’une simple sensation et non par une synthèse successive de plusieurs sensations, et qu’ainsi elle ne va pas des parties au tout ; sa quantité n’est donc pas extensive.

Or cette quantité qui n’est appréhendée que comme une unité, et dans laquelle la pluralité ne peut être représentée que par son plus ou moins grand rapprochement de la négation = 0, je la nomme quantité intensive. Toute réalité dans le phénomène a donc une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. Lorsque l’on considère cette réalité comme une cause (soit de la sensation, soit d’une autre réalité dans le phénomène, par exemple d’un changement), on nomme le degré de la réalité comme cause un moment[ndt 3], par exemple le moment de la pesanteur, et cela parce que le degré ne désigne que la quantité dont l’appréhension n’est pas successive, mais momentanée. Je ne fais du reste que toucher ce point en passant, car je n’ai pas encore à m’occuper de la causalité.

Toute sensation, par conséquent aussi toute réalité dans le phénomène, si petite qu’elle puisse être, a un degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut encore être diminuée, et entre la réalité et la négation il y a une série continue de réalités et de perceptions possibles de plus en plus petites. Toute couleur, par exemple le rouge, a un degré, qui, si faible qu’il puisse être, n’est jamais le plus faible possible ; il en est de même de la chaleur, du moment de la pesanteur, etc.

La propriété qui fait que dans les quantités aucune partie n’est la plus petite possible (qu’aucune partie n’est simple) est ce qu’on nomme leur continuité. L’espace et le temps sont des quanta continua, parce qu’aucune partie n’en peut être donnée qui ne soit renfermée entre des limites (des points et des instants), et par conséquent ne soit elle-même un espace ou un temps. L’espace ne se compose que d’espaces, et le temps que de temps. Les instants et les points ne sont pour le temps et l’espace que des limites : ils ne font que représenter la place où on les renferme[ndt 4]. Or cette place présuppose toujours des intuitions qui la bornent ou la déterminent, et l’espace ni le temps ne sauraient être composés de simples places comme de parties intégrantes qui pourraient être données antérieurement. On peut encore nommer ces sortes de quantités des quantités fluentes[ndt 5], parce que la synthèse (de l’imagination productive) qui les engendre est une progression dans le temps[ndt 6], dont on a coutume de désigner particulièrement la continuité par le mot fluxion.

Tous les phénomènes en général sont donc des quantités continues, aussi bien quant à leur intuition, comme quantités extensives, que quant à la simple perception (à la sensation et par conséquent à la réalité), comme quantités intensives. Quand la synthèse de la diversité du phénomène est interrompue, cette diversité n’est pas alors un phénomène comme quantum, mais un agrégat de plusieurs phénomènes, produit par la répétition d’une synthèse toujours interrompue, au lieu de l’être par la simple continuation de la synthèse productive d’une certaine espèce. Quand je dis que 13 thalers représentent une certaine quantité d’argent[ndt 7], je me sers d’une expression tout à fait exacte si j’entends par là la valeur d’un marc de métal d’argent fin[ndt 8] ; ce marc d’argent est sans doute une quantité continue dans laquelle aucune partie n’est la plus petite possible, mais où chaque partie pourrait former une monnaie[ndt 9] qui contiendrait toujours la matière de monnaies plus petites encore. Mais si j’entends par cette expression 13 thalers ronds, c’est-à-dire 13 pièces de monnaie (quelle qu’en soit la valeur en métal d’argent[ndt 10]), c’est improprement que j’appelle cela une quantité de thalers : il faudrait dire un agrégat, c’est-à-dire un nombre de pièces de monnaie. Or comme à tout nombre il faut une unité pour fondement, le phénomène comme unité est un quantum, et, comme tel, il est toujours un continu.

Puisque tous les phénomènes, considérés comme extensifs aussi bien que comme intensifs, sont des quantités continues, cette proposition, que tout changement (tout passage d’une chose d’un état à un autre) est aussi continu, pourrait être ici démontrée aisément et avec une évidence mathématique, si la causalité d’un changement en général ne résidait pas tout à fait en dehors des limites d’une philosophie transcendentale, et si elle ne présupposait pas des principes empiriques. Car qu’il puisse y avoir une cause qui change l’état des choses, c’est-à-dire qui les détermine en un sens contraire à un certain état donné, c’est sur quoi l’entendement ne nous donne à priori aucune lumière, et cela non-seulement parce qu’il n’en aperçoit pas la possibilité (car cette vue nous manque dans la plupart des connaissances à priori), mais parce que la mutabilité ne porte que sur certaines déterminations des phénomènes que l’expérience seule peut nous révéler, tandis que la cause en doit être cherchée dans l’immuable. Mais, comme nous n’avons ici à notre disposition que les concepts purs qui servent de fondement à toute expérience possible et dans lesquels il ne doit rien y avoir d’empirique, nous ne pouvons, sans porter atteinte à l’unité du système, anticiper sur la physique générale, qui est construite sur certaines expériences fondamentales.

Nous ne manquons cependant pas de preuves pour démontrer la grande influence qu’exerce notre principe en anticipant sur les perceptions et en les suppléant même au besoin, de manière à fermer la porte à toutes les fausses conséquences qui pourraient en résulter.

Si toute réalité dans la perception a un degré, entre ce degré et la négation, il y a une série infinie de degrés toujours moindres ; et pourtant chaque sens doit avoir un degré déterminé de réceptivité pour les sensations. Il ne peut donc y avoir de perception, par conséquent d’expérience, qui prouve, soit immédiatement, soit médiatement (quelque détour qu’on prenne pour arriver à cette conclusion), une absence absolue de toute réalité dans le phénomène ; c’est-à-dire qu’on ne saurait jamais tirer de l’expérience la preuve d’un espace ou d’un temps vide. Car d’abord l’absence absolue de réalité dans l’intuition sensible ne peut être elle-même perçue ; ensuite, on ne saurait la déduire d’aucun phénomène particulier et de la différence de ses degrés de réalité ; on ne doit même jamais l’admettre pour expliquer cette réalité. En effet, bien que toute l’intuition d’un espace ou d’un temps déterminé soit entièrement réelle, c’est-à-dire qu’aucune partie de cet espace ou de ce temps ne soit vide, pourtant, comme toute réalité a son degré, qui peut décroître suivant une infinité de degrés inférieurs jusqu’au rien (jusqu’au vide), sans que la quantité extensive du phénomène cesse d’être la même, il doit y avoir une infinité de degrés différents remplissant l’espace ou le temps, et les quantités intensives dans les divers phénomènes peuvent être plus petites ou plus grandes, bien que la quantité intensive de l’intuition reste la même.

Nous allons en donner un exemple. Les physiciens, remarquant (soit par la pesanteur ou le poids, soit par la résistance opposée à d’autres matières en mouvement) une grande différence dans la quantité de matière contenue sous un même volume en des corps de diverses espèces, en concluent presque tous que ce volume (cette quantité extensive du phénomène) doit contenir du vide dans toutes les matières, bien qu’en des proportions différentes. Mais lequel de ces physiciens, la plupart mathématiciens et mécaniciens, se serait jamais avisé que, tout en prétendant éviter les hypothèses métaphysiques, il fondait uniquement sa conclusion sur une supposition de ce genre, alors qu’il admettait que le réel dans l’espace (je ne veux pas dire ici l’impénétrabilité ou le poids, parce que ce sont là des concepts empiriques) est partout identique et qu’il ne peut différer que par la quantité extensive, c’est-à-dire par le nombre[ndt 11] ? À cette supposition, qui n’a aucun fondement dans l’expérience et qui est ainsi purement métaphysique, j’oppose une preuve transcendentale qui, à la vérité, n’explique pas la différence dans la manière dont l’espace est rempli, mais qui supprime entièrement la prétendue nécessité de supposer qu’on ne peut expliquer cette différence qu’en admettant des espaces vides, et qui a au moins l’avantage de laisser à l’esprit la liberté de la concevoir encore d’une autre manière, si l’explication physique exige ici quelque hypothèse. En effet, nous voyons que si des espaces égaux peuvent être parfaitement remplis par des matières différentes, de telle sorte qu’en aucune d’elles il n’y ait nul point où la matière ne soit présente, tout réel de même qualité a néanmoins son degré (de résistance ou de pesanteur), qui peut être de plus en plus petit, sans que la quantité extensive ou le nombre diminue ou disparaisse dans le vide et s’évanouisse. Ainsi une dilatation, qui remplit un espace, par exemple la chaleur ou toute autre réalité (phénoménale) peut, sans jamais laisser vide la plus petite partie de cet espace, décroître par degrés à l’infini ; elle ne remplira pas moins l’espace avec ces degrés plus bas que ne le ferait un autre phénomène avec de plus élevés. Je ne prétends pas affirmer ici que telle est en effet la raison de la différence des matières quant à leur pesanteur spécifique ; je veux seulement démontrer par un principe de l’entendement pur que la nature de nos perceptions rend possible un tel mode d’explication, et que l’on a tort de regarder le réel du phénomène comme étant identique quant au degré et comme ne différant que par son agrégation et sa quantité extensive, et de croire que l’on affirme cela à priori au moyen d’un principe de l’entendement.

Toutefois, pour un investigateur accoutumé aux considérations transcendentales et devenu par là circonspect, cette anticipation de la perception a toujours quelque chose de choquant, et il lui est impossible de ne pas concevoir quelque doute sur la faculté qu’aurait l’entendement d’anticiper[ndt 12] une proposition synthétique telle que celle qui est relative au degré de toute réalité dans les phénomènes et, par conséquent, à la possibilité de la différence intrinsèque de la sensation elle-même, abstraction faite de sa qualité empirique. C’est donc une question qui n’est pas indigne d’examen que celle de savoir comment l’entendement peut ici prononcer à priori et synthétiquement sur des phénomènes et les anticiper même dans ce qui est proprement et simplement empirique, c’est-à-dire dans ce qui concerne la sensation.

La qualité de la sensation est toujours purement empirique et ne peut être représentée à priori (par exemple la couleur, le goût, etc.). Mais le réel qui correspond aux sensations en général, par opposition à la négation = 0, ne représente que quelque chose dont le concept implique une existence, et ne signifie rien que la synthèse dans une conscience empirique en général. En effet, dans le sens interne, la conscience empirique peut s’élever depuis 0 jusqu’à un degré supérieur quelconque, de telle sorte que la même quantité extensive de l’intuition (par exemple, une surface éclairée) peut exciter une sensation aussi grande que la réunion de plusieurs autres (surfaces moins éclairées). On peut donc faire entièrement abstraction de la quantité extensive du phénomène et se représenter pourtant en un moment dans la seule sensation une synthèse de la gradation uniforme qui s’élève de 0 à une conscience empirique donnée. Toutes les sensations ne sont donc, comme telles, données qu’à posteriori, mais la propriété qu’elles possèdent d’avoir un degré peut être connue à priori. Il est remarquable que

nous ne pouvons connaître à priori dans les quantités en général qu’une seule qualité, à savoir la continuité, et dans toute qualité (dans le réel du phénomène) que sa quantité intensive, c’est-à-dire la propriété qu’elle a d’avoir un degré ; tout le reste revient à l’expérience.



Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. Première édition : « Le principe qui anticipe toutes les perceptions comme telles est celui-ci : dans tous les phénomènes la sensation et le réel qui lui correspond dans l’objet (realitas phænomenon) ont une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. »
  2. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.
  3. Ein Moment.
  4. Punkte und Augenblicke sind nur Grenzen, d. i. blosze Stellen ihrer Einschränkung.
  5. Flieszende.
  6. Ein Fortgang in der Zeit.
  7. Geldquantum. — Le mot argent doit être pris ici dans le sens de monnaie. J. B.
  8. Fein Silber.
  9. Ein Geldstück..
  10. Silbergehalt.
  11. Menge.
  12. Ce mot, nécessaire à la construction et au sens de la phrase, avait été omis par Kant dans le texte de ses deux éditions ; il a été justement rétabli. Voyez l’édition de Hartenstein (p. 185), et la note de celle de Rosenkranz (p. 151). J. B.