Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch1

Chapitre premier

Du schématisme des concepts purs de l’entendement

Dans toute subsomption d’un objet sous un concept la représentation du premier doit être homogène[ndt 1] à celle du second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce qui est représenté dans l’objet à y subsumer. C’est en effet ce que l’on exprime en disant qu’un objet est renfermé dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second.

Or les concepts purs de l’entendement comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes[ndt 2], et ne sauraient jamais se trouver dans quelque intuition. Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts et par conséquent l’application des catégories aux phénomènes est-elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle catégorie, par exemple la causalité, peut être perçue par les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène ? C’est cette question si naturelle et si importante qui fait qu’une doctrine transcendentale du jugement est nécessaire pour expliquer comment des concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer en général à des phénomènes. Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas si essentiellement différents de ceux qui représentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers aux derniers.

Or il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et qui rende possible l’application de la première au second. Cette représentation intermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), et pourtant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle, et de l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental.

Le concept de l’entendement contient l’unité synthétique pure de la diversité en général. Le temps, comme condition formelle des diverses représentations du sens interne, et par conséquent de leur liaison, contient une diversité représentée à priori dans l’intuition pure. Or une détermination transcendentale du temps[ndt 3] est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité), en tant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une règle à priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phénomène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacune des représentations empiriques de la diversité. L’application de la catégorie à des phénomènes sera donc possible au moyen de la détermination transcendentale du temps ; c’est cette détermination qui, comme schème des concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption des phénomènes sous la catégorie.

Après ce qui a été établi dans la déduction des catégories, personne, je l’espère, n’hésitera plus sur la question de savoir si l’usage de ces concepts purs de l’entendement est simplement empirique ou s’il est aussi transcendental, c’est-à-dire s’ils ne se rapportent à priori qu’à des phénomènes, comme conditions d’une expérience possible, ou s’ils peuvent s’étendre, comme conditions de la possibilité des choses en général, à des objets en soi (sans être restreints à notre sensibilité). En effet nous avons vu que les concepts sont tout à fait impossibles ou qu’ils ne peuvent avoir aucun sens, si un objet n’est pas donné soit à ces concepts mêmes, soit au moins aux éléments dont ils se composent, et que par conséquent ils ne peuvent s’appliquer à des choses en soi (considérées indépendamment de la question de savoir si et comment elles peuvent nous être données). Nous avons vu en outre que la seule manière dont les objets nous sont donnés est une modification de notre sensibilité. Enfin nous avons vu que les concepts purs à priori, outre la fonction que remplit l’entendement dans la catégorie, doivent contenir aussi certaines conditions formelles de la sensibilité (particulièrement du sens intérieur) qui seules permettent à la catégorie de s’appliquer à quelque objet. Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l’entendement est restreint dans son usage, nous l’appellerons le schème de ce concept de l’entendement, et la méthode que suit l’entendement à l’égard de ces schèmes, le schématisme de l’entendement pur.

Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination ; mais, comme la synthèse de cette faculté n’a pour but aucune intuition particulière, mais seulement l’unité dans la détermination de la sensibilité, il faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je place cinq points les uns à la suite des autres ....., c’est là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne fais que penser un nombre en général, qui peut être ou cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation d’une méthode servant à représenter en une image, conformément à un certain concept, une quantité (par exemple mille), qu’elle n’est cette image même, chose que, dans le dernier cas, il me serait difficile de parcourir des yeux et de comparer avec mon concept. Or c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination, servant à procurer à un concept son image, que j’appelle le schème de ce concept.

Dans le fait nos concepts sensibles purs n’ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes. Il n’y a pas d’image du triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet aucune ne saurait atteindre la généralité du concept, lequel s’applique également à tous les triangles, rectangles, acutangles, etc. ; mais elle est toujours restreinte à une partie de cette sphère. Le schème du triangle ne peut exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination relativement à certaines figures conçues dans l’espace par la pensée pure[ndt 4]. Un objet de l’expérience ou une image de cet objet atteint bien moins encore le concept empirique, mais celui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept général. Le concept du chien, par exemple, désigne une règle d’après laquelle mon imagination peut se représenter d’une manière générale la figure d’un quadrupède, sans être astreinte à quelque forme particulière que m’offre l’expérience ou même à quelque image possible que je puisse montrer in concreto. Ce schématisme de l’entendement qui est relatif aux phénomènes et à leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont il sera bien difficile d’arracher à la nature et de révéler le secret. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’image est un produit de la faculté empirique de l’imagination productive, tandis que le schème des concepts sensibles (comme des figures dans l’espace) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure à priori, au moyen duquel et d’après lequel les images sont d’abord possibles ; et que, si ces images ne peuvent être liées au concept qu’au moyen du schème qu’elles désignent, elles ne lui sont pas en elles-mêmes parfaitement adéquates. Au contraire le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque chose qui ne peut être ramené à aucune image ; il n’est que la synthèse pure opérée suivant une règle d’unité conformément à des concepts en général et exprimée par la catégorie, et il est un produit transcendental de l’imagination qui consiste à déterminer le sens intérieur en général, selon les conditions de sa forme (du temps), par rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles doivent se relier à priori en un concept conformément à l’unité de l’aperception.

Sans nous arrêter ici à une sèche et fastidieuse analyse de ce qu’exigent en général les schèmes transcendentaux des concepts purs de l’entendement, nous les exposerons de préférence suivant l’ordre des catégories et dans leur rapport avec elles.

L’image pure de toutes les quantités (quantorum) pour le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais le schème pur de la quantité (quantitatis), considérée comme concept de l’entendement, est le nombre, lequel est une représentation embrassant l’addition successive d’un à un (homogène au premier). Le nombre n’est donc autre chose que l’unité de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une intuition homogène en général, en introduisant le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition[ndt 5].

La réalité est dans le concept pur de l’entendement ce qui correspond à une sensation en général, par conséquent ce dont le concept indique en soi une existence (dans le temps). La négation au contraire est ce dont le concept représente une non-existence (dans le temps). L’opposition des deux choses est donc marquée par la différence d’un même temps plein et vide. Et, comme le temps n’est que la forme de l’intuition, par conséquent des objets en tant que phénomènes, ce qui chez eux correspond à la sensation, est la matière transcendentale de tous les objets comme choses en soi (la réalité[ndt 6]). Or chaque sensation a un degré ou une quantité par laquelle elle peut remplir plus ou moins le même temps, c’est-à-dire le sens intérieur, avec la même représentation d’un objet, jusqu’à ce qu’elle se réduise à zéro (= 0 = negatio). Il y a donc un rapport et un enchaînement, ou plutôt un passage de la réalité à la négation qui rend cette réalité représentable à titre de quantum ; et le schème de cette réalité, comme quantité de quelque chose qui remplit le temps, est précisément cette continuelle et uniforme production de la réalité dans le temps, où l’on descend, dans le temps, de la sensation, qui a un certain degré, jusqu’à son entier évanouissement, et où l’on monte successivement de la négation de la sensation à une certaine quantité de cette même sensation.

Le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps, c’est-à-dire qu’il nous représente ce réel comme un substratum de la détermination empirique du temps en général, substratum qui demeure pendant que tout le reste change. Ce n’est pas le temps qui s’écoule, mais en lui l’existence du changeant. Au temps donc, qui lui-même est immuable et fixe, correspond dans le phénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la substance, et c’est en elle seulement que peuvent être déterminées la succession et la simultanéité des phénomènes par rapport au temps.

Le schème de la cause et de la causalité d’une chose en général est le réel, qui, une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc dans la succession des éléments divers, en tant qu’elle est soumise à une règle.

Le schème de la réciprocité[ndt 7] ou de la causalité mutuelle des substances relativement à leurs accidents, est la simultanéité des déterminations de l’une avec celles des autres suivant une règle générale.

Le schème de la possibilité est l’accord de la synthèse de représentations diverses avec les conditions du temps en général (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seulement l’un après l’autre) ; c’est par conséquent la détermination de la représentation d’une chose par rapport à quelque temps.

Le schème de la réalité est l’existence dans un temps déterminé.

Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet en tout temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la production (la synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; celui de la qualité, la synthèse de la sensation (de la perception) avec la présentation du temps, ou ce qui remplit le temps[ndt 8] ; celui de la relation, le rapport qui unit les perceptions en tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermination du temps) ; enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de l’acte qui consiste à déterminer si et comment un objet appartient au temps[ndt 9]. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations à priori du temps faites d’après certaines règles ; et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles.

Il résulte clairement de ce qui précède que le schématisme de l’entendement, opéré par la synthèse transcendentale de l’imagination, ne tend à rien autre chose qu’à l’unité de tous les éléments divers de l’intuition dans le sens intérieur, et ainsi indirectement à l’unité de l’aperception, comme fonction correspondante au sens intérieur (à sa réceptivité). Les schèmes des concepts purs de l’entendement sont donc les vraies et seules conditions qui permettent de mettre ces concepts en rapport avec des objets et de leur donner ainsi une signification. Par conséquent aussi les catégories ne sauraient avoir en définitive qu’un usage empirique, puisqu’elles servent uniquement à soumettre les phénomènes aux règles générales de la synthèse au moyen des principes d’une unité nécessaire à priori (en vertu de l’union nécessaire de toute conscience en une aperception originaire), et à les rendre ainsi propres à former une liaison continue constituant une expérience.

Or c’est dans l’ensemble de toute expérience possible que résident toutes nos connaissances, et c’est dans le rapport universel de l’esprit à cette expérience que consiste la vérité transcendentale, laquelle précède toute vérité empirique et la rend possible.

Mais en même temps il saute aux yeux que, si les schèmes de la sensibilité réalisent d’abord les catégories, ils les restreignent aussi, c’est-à-dire les limitent à des conditions qui résident en dehors de l’entendement (c’est-à-dire dans la sensibilité). Le schème n’est donc proprement que le phénomène ou le concept sensible d’un objet, en tant qu’il s’accorde avec la catégorie. (Numerus est quantitas phænomenon, sensatio realitas phænomenon, constans et perdurabile rerum substantia phænomenon, — — æternitas, necessitas, phænomena, etc.) Or, si nous écartons une condition restrictive, nous amplifions, à ce qu’il semble, le concept auparavant restreint. À ce compte les catégories, envisagées dans leur sens pur et indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité, devraient s’appliquer aux objets en général tels qu’ils sont, tandis que leurs schèmes ne les représentent que comme ils nous apparaissent, et par conséquent ces catégories auraient un sens indépendant de tout schème et beaucoup plus étendu. Dans le fait les concepts purs de l’entendement conservent certainement, même après qu’on a fait abstraction de toute condition sensible, un certain sens, mais purement logique, celui de la simple unité des représentations ; seulement, comme ces représentations n’ont point d’objet donné, elles ne sauraient avoir non plus aucun sens qui puisse fournir un concept d’objet. Ainsi la substance, par exemple, séparée de la détermination sensible de la permanence, ne signifierait rien de plus que quelque chose qui peut être conçu comme étant sujet (sans être le prédicat de quelque autre chose). Or je ne puis rien faire de cette représentation, puisqu’elle ne m’indique pas les déterminations que doit posséder la chose pour mériter le titre de premier sujet. Les catégories, sans schèmes, ne sont donc que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts, mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité, qui réalise l’entendement, en même temps qu’elle le restreint.


chapitre II

Système de tous les principes de l’entendement pur

Nous n’avons examiné, dans le chapitre précédent, la faculté transcendentale de juger qu’au point de vue des conditions générales qui seules lui permettent d’appliquer les concepts purs de l’entendement à des jugements synthétiques. Il s’agit maintenant d’exposer dans un ordre systématique les jugements que l’entendement produit réellement à priori sous cette réserve critique. Notre table des catégories doit infailliblement nous fournir à cet égard un guide naturel et sûr. En effet, c’est justement le rapport de ces catégories à l’expérience possible qui


Notes de Kant

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Notes du traducteur

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  1. Gleichartig.
  2. Ganz ungleichartig.
  3. Eine transcendentale Zeitbestimmung.
  4. In Ansehung reiner Gestalten im Raume.
  5. Die Einheit der Synthesis des Mannigfaltigen einer gleichartigen Anschauung überhaupt, dadurch, dass ich die Zeit selbst in der Apprehension der Anschauung erzeuge.
  6. Die Sacheit, Realität.
  7. Gemeinschaft (Wechselwirkung).
  8. Die Erfüllung der Zeit. La langue française n’ayant pas de mot qui corresponde au mot allemand Erfüllung, je ne puis traduire littéralement et par suite exactement cette expression. J. B.
  9. Als das Correlatum der Bestimmung eines Gegenstandes ob und wie er zur Zeit gehöre.