Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch2/S2/§26


§ 26
Déduction transcendentale de l’usage expérimental qu’on peut faire généralement des concepts de l’entendement pur.

Dans la déduction métaphysique, nous avons prouvé en général l’origine à priori des catégories par leur accord parfait avec les fonctions logiques universelles de la pensée ; dans la déduction transcendentale, nous avons exposé la possibilité de ces catégories considérées comme connaissances à priori d’objets d’intuition en général (§ 20-21). Il s’agit maintenant d’expliquer comment, par le moyen des catégories, des objets qui ne sauraient se présenter qu’à nos sens peuvent nous être connus à priori, et cela non pas dans la forme de leur intuition, mais dans les lois de leur liaison, et comment par conséquent nous pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi et même la rendre possible. En effet, sans cette application des catégories, on ne comprendrait pas comment tout ce qui peut s’offrir aux sens doit être soumis aux lois qui dérivent à priori du seul entendement.

Je ferai remarquer d’abord que j’entends par synthèse de l’appréhension cette réunion des éléments divers d’une intuition empirique qui rend possible la perception, c’est-à-dire la conscience empirique de cette intuition (comme phénomène).

Nous avons dans les représentations de l’espace et du temps des formes à priori de l’intuition, tant externe qu’interne, et la synthèse de l’appréhension des éléments divers du phénomène doit toujours être en harmonie avec ces formes, puisqu’elle ne peut elle-même avoir lieu que suivant ces formes. Mais l’espace et le temps ne sont pas seulement représentés à priori comme des formes de l’intuition sensible, mais comme étant elles-mêmes des intuitions (qui contiennent une diversité), et par conséquent avec la détermination de l’unité des éléments divers qui y sont contenus (voyez Esthétique transcendentale[1]). Avec (je ne dis pas : dans) ces intuitions est donc déjà donnée à priori, comme condition de la synthèse de toute appréhension, l’unité même de la synthèse du divers qui se trouve hors de nous ou en nous, et par conséquent aussi une liaison à laquelle est nécessairement conforme tout ce qui doit être représenté d’une manière déterminée dans l’espace et dans le temps. Or cette unité synthétique ne peut être autre que celle de la liaison dans une conscience originaire des éléments divers d’une intuition donnée en général, mais appliquée uniquement, conformément aux catégories, à notre intuition sensible. Par conséquent, toute synthèse par laquelle la perception même est possible, est soumise aux catégories ; et, comme l’expérience est une connaissance formée de perceptions liées entre elles, les catégories sont les conditions de la possibilité de l’expérience, et elles ont donc aussi à priori une valeur qui s’étend à tous les objets de l’expérience.





Quand donc de l’intuition empirique d’une maison, par exemple, je fais une perception par l’appréhension de ses diverses parties, l’unité nécessaire de l’espace et de l’intuition sensible extérieure en général me sert de


fondement, et je dessine en quelque sorte la forme de cette maison conformément à cette unité synthétique des diverses parties que je me représente dans l’espace. Or cette même unité synthétique, si je fais abstraction de la forme de l’espace, a son siège dans l’entendement, et elle est la catégorie de la synthèse de l’homogène[2] dans une intuition en général, c’est-à-dire dans la catégorie de la quantité. La synthèse de l’appréhension, c’est-à-dire la perception, lui doit donc être entièrement conforme[3].

Lorsque (pour prendre un autre exemple) je perçois la congélation de l’eau, j’appréhende deux états (celui de la fluidité et celui de la solidité) comme étant unis entre eux par un rapport de temps. Mais dans le temps que je donne pour fondement au phénomène considéré comme intuition interne, je me représente nécessairement une unité synthétique des états divers ; autrement la relation dont il s’agit ici ne pourrait être donnée dans une intuition d’une manière déterminée (au point de vue de la succession). Or cette unité synthétique, considérée comme la condition à priori qui me permet de lier les éléments divers d’une intuition en général, et, abstraction faite de la forme constante de mon intuition interne, ou du temps, est la catégorie de la cause, par laquelle je détermine, en l’appliquant à la sensibilité, toutes les choses qui arrivent quant à leur relation dans le temps en général. L’appréhension dans un événement de ce genre, et par conséquent cet événement lui-même, relativement à la possibilité de la perception, est donc soumis au concept du rapport des effets et des causes. Il en est de même dans tous les autres cas.




Les catégories sont des concepts qui prescrivent à priori des lois aux phénomènes, par conséquent à la nature, considérée comme l’ensemble de tous les phénomènes (natura materialiter spectata). Or, puisque ces catégories ne sont pas dérivées de la nature et qu’elles ne se règlent pas sur elle comme sur leur modèle (car autrement elles seraient purement empiriques), il s’agit de savoir comment l’on peut comprendre que la nature au contraire se règle nécessairement sur ces catégories, ou comment elles peuvent déterminer à priori la liaison des éléments divers de la nature, sans la tirer de la nature même. Voici la solution de cette énigme.

L’accord nécessaire des lois des phénomènes de la nature avec l’entendement et avec sa forme à priori c’est-à-dire avec sa faculté de lier les éléments divers en général, n’est pas plus étrange que celui des phénomènes eux-mêmes avec la forme à priori de l’intuition sensible. En effet, les lois n’existent pas plus dans les phénomènes que les phénomènes eux-mêmes n’existent en soi, et les premières ne sont pas moins relatives au sujet auquel les phénomènes sont inhérents, en tant qu’il est doué d’entendement, que les seconds ne le sont au même sujet, en tant qu’il est doué de sens. Les choses en soi seraient encore nécessairement soumises à des lois quand même il n’y aurait pas d’entendement qui les connût ; mais les phénomènes ne sont que des représentations de choses qui nous demeurent inconnues en elles-mêmes. Comme simples représentations, ils ne sont soumis à aucune autre loi d’union qu’à celle que prescrit la faculté qui unit. La faculté qui relie les éléments divers de l’intuition sensible est l’imagination, laquelle dépend de l’entendement pour l’unité de sa synthèse intellectuelle, et de la sensibilité pour la diversité des éléments de l’appréhension. Or, puisque toute perception possible dépend de la synthèse de l’appréhension, et que cette synthèse empirique elle-même dépend de la synthèse transcendentale, par conséquent des catégories, toutes les perceptions possibles, par conséquent aussi tout ce qui peut arriver à la conscience empirique, c’est-à-dire tous les phénomènes de la nature doivent être, quant à leur liaison, soumis aux catégories, et la nature (considérée simplement comme nature en général, ou en tant que natura formaliter spectata) dépend de ces catégories comme du fondement originaire de sa conformité nécessaire à des lois[4]. Mais la faculté de l’entendement pur ne saurait prescrire à priori aux phénomènes, par ses seules catégories, un plus grand nombre de lois que celles sur lesquelles repose une nature en général, en tant que l’on conçoit par là un ensemble de phénomènes se produisant dans l’espace et dans le temps conformément à des lois[5]. Toutes les lois particulières sont sans doute soumises à ces catégories, mais elles ne peuvent nullement en être tirées, puisqu’elles concernent des phénomènes déterminés empiriquement. Il faut donc invoquer le secours de l’expérience pour apprendre à connaître ces dernières lois ; mais les premières seules nous instruisent à priori de l’expérience en général et de ce qui peut être connu comme objet d’expérience.



Notes de Kant modifier

  1. L’espace, représenté comme objet (ainsi que cela a réellement lieu dans la géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition : il contient la réunion en une représentation intuitive des éléments divers donnés suivant la forme de la sensibilité, de telle sorte que la forme de l’intuition donne uniquement la diversité, et l’intuition formelle l’unité de la représentation. Si dans l’esthétique j’ai attribué simplement cette unité à la sensibilité, c’était uniquement pour indiquer qu’elle est antérieure à tout concept, bien qu’elle suppose une synthèse qui n’appartient point aux sens, mais qui seule rend d’abord possibles tous les concepts d’espace et de temps. En effet, puisque par cette synthèse (où l’entendement détermine la sensibilité) l’espace et le temps sont donnés d’abord comme des intuitions, l’unité de cette intuition à priori appartient à l’espace et au temps et non au concept de l’entendement (§ 24).
  2. Categorie der Synthesis des Gleichartigen.
  3. On prouve de cette manière que la synthèse de l’appréhension, qui est empirique, doit être nécessairement conforme à la synthèse de l’aperception, qui est intellectuelle et contenue tout à fait à priori dans la catégorie. C’est une seule et même spontanéité, qui là sous le nom d’imagination, ici sous celui d’entendement, introduit la liaison dans les divers éléments de l’intuition.
  4. Als dem ursprünglichen Grunde ihrer nothwendigen Gesetzmäszigkeit.
  5. Als Gesetzmäszigkeit der Erscheinungen in Raum und Zeit.


Notes du traducteur modifier