Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P1/§6

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 88-91).

§ 6

Conséquences tirées de ce qui précède

A. Le temps n’est pas quelque chose qui existe par soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu’il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel ; dans le second, étant un mode ou un ordre inhérent aux choses mêmes, il ne pourrait être la condition préalable de la perception des objets, et nous être donné ou connu à priori par des propositions synthétiques. Rien n’est plus facile, au contraire, si le temps n’est que la condition subjective de toutes les intuitions que nous pouvons avoir. Alors, en effet, cette forme de l’intuition interne peut être représentée antérieurement aux objets, et par conséquent à priori.

B. Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à la figure, ni à la position, etc. ; mais il détermine lui-même le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément parce que cette intuition intérieure n’offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par l’analogie : nous représentons la suite du temps par une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. On voit aussi par là que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure.

C. Le temps est la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition à priori qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est la condition à priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l’espace et qu’ils sont déterminés à priori suivant les relations de l’espace, je puis dire d’une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c’est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu’ils sont nécessairement soumis aux relations du temps.

Si nous faisons abstraction de notre mode d’intuition interne et de la manière dont (au moyen de cette intuition) nous embrassons aussi toutes les intuitions externes dans notre faculté de représentation, et si, par conséquent, nous prenons les objets comme ils peuvent être en eux-mêmes, alors le temps n’est rien. Il n’a de valeur objective que relativement aux phénomènes, parce que les phénomènes sont des choses que nous regardons comme des objets de nos sens ; mais cette valeur objective disparaît dès qu’on fait abstraction de la sensibilité de notre intuition, ou de ce mode de représentation qui nous est propre, et que l’on parle des choses en général. Le temps n’est donc autre chose qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition (laquelle est toujours sensible, c’est-à-dire ne se produit qu’autant que nous sommes affectés par des objets) ; en lui-même, en dehors du sujet, il n’est rien. Il n’en est pas moins nécessairement objectif par rapport à tous les phénomènes, par conséquent aussi à toutes les choses que peut nous offrir l’expérience. On ne peut pas dire que toutes les choses sont dans le temps, puisque dans le concept des choses en général, on fait abstraction de toute espèce d’intuition de ces choses, et que l’intuition est la condition particulière qui fait rentrer le temps dans la représentation des objets ; mais, si l’on ajoute la condition au concept et que l’on dise : toutes les choses, en tant que phénomènes (en tant qu’objets de l’intuition sensible) sont dans le temps, ce principe a dans ce sens une véritable valeur objective, et il est universel à priori.

Toutes ces considérations établissent donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective relativement à tous les objets qui peuvent jamais s’offrir à nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible, il ne peut jamais y avoir d’objet donné dans l’expérience, qui ne rentre sous la condition du temps. Nous n’admettons donc pas que le temps puisse prétendre à une réalité absolue, comme si, même abstraction faite de la forme de notre intuition sensible, il appartenait absolument aux choses à titre de condition ou de propriété. Ces sortes de propriétés qui appartiennent aux choses en soi ne sauraient jamais d’ailleurs nous être données par les sens. Il faut donc admettre l’idéalité transcendentale du temps, en ce sens que, si l’on fait abstraction des conditions subjectives de l’intuition sensible, il n’est plus rien, et qu’il ne peut être attribué aux choses en soi (indépendamment de leur rapport avec notre intuition), soit à titre de substance, soit à titre de qualité. Mais cette idéalité, de même que celle de l’espace, n’a rien de commun avec les subreptions de la sensation : dans ce cas, on suppose que le phénomène même auquel appartiennent tels ou tels attributs a une réalité objective, tandis que cette réalité disparaît entièrement ici, à moins qu’on ne veuille parler d’une réalité empirique, c’est-à-dire d’une réalité qui, dans l’objet, ne s’applique qu’au phénomène. Voyez plus haut, sur ce point, la remarque de la première section.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier