Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Introduction/III.

III

La philosophie a besoin d’une science qui détermine à priori la possibilité, les principes et l’étendue de toutes nos connaissances.

Une chose plus importante encore à remarquer que tout ce qui précède, c’est que certaines connaissances


sortent du champ de toutes les expériences possibles, et, au moyen de concepts auxquels nul objet correspondant ne peut être donné dans l’expérience, semblent étendre le cercle de nos jugements au delà des limites de ce champ.

C’est justement dans cet ordre de connaissances, qui dépasse le monde sensible et où l’expérience ne peut ni conduire ni rectifier notre jugement, que notre raison porte ses investigations. Et nous les regardons comme bien supérieures, par leur importance et par la sublimité de leur but, à tout ce que l’entendement peut nous apprendre dans le champ des phénomènes ; aussi, au risque de nous tromper, tentons-nous tout plutôt que de renoncer à d’aussi importantes recherches, soit par crainte de notre insuffisance, soit par dédain ou par indifférence. Ces problèmes inévitables[ndt 1] de la raison pure sont Dieu, la liberté et l’immortalité. On appelle métaphysique la science dont le but dernier est la solution de ces problèmes, et dont toutes les dispositions sont uniquement dirigées vers cette fin. Sa méthode est d’abord dogmatique, c’est-à-dire qu’elle entreprend avec confiance l’exécution de cette œuvre, sans avoir préalablement examiné si une telle entreprise est ou n’est pas au-dessus des forces de la raison.

Il semble pourtant bien naturel qu’aussitôt après avoir quitté le sol de l’expérience, on n’entreprenne pas de construire l’édifice de la science avec les connaissances que l’on possède, sans savoir d’où elles viennent et sur la foi de principes dont on ne connaît pas l’origine, et que l’on s’assure d’abord par de soigneuses investigations des fondements de cet édifice, ou que l’on commence par se poser préalablement ces questions : comment donc l’entendement peut-il arriver à toutes ces connaissances à priori, quelle en est l’étendue, la valeur et le prix ? Il n’y a dans le fait rien de plus naturel, si, par ce mot naturel, on entend ce qui doit se faire raisonnablement. Mais, si l’on entend par là ce qui arrive généralement, rien, au contraire, n’est plus naturel et plus facile à comprendre que le long oubli de cette recherche. En effet, une partie de ces connaissances, les connaissances mathématiques, sont depuis longtemps en possession de la certitude, et font espérer le même succès pour les autres, quoique celles-ci soient peut-être d’une nature toute différente. En outre, dès qu’on a mis le pied hors du cercle de l’expérience, on est sûr de ne plus être contredit par elle. Le plaisir d’étendre ses connaissances est si grand que l’on ne pourrait être arrêté dans sa marche que par une évidente contradiction, contre laquelle on viendrait se heurter. Or il est aisé d’éviter cette pierre d’achoppement, pour peu que l’on se montre avisé dans ses fictions, qui n’en restent pas moins des fictions. L’éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu’où nous pouvons aller dans la connaissance à priori sans le secours de l’expérience. Il est vrai qu’elles ne s’occupent que d’objets et de connaissances qui peuvent être représentés dans l’intuition ; mais on néglige aisément cette circonstance, puisque l’intuition dont il s’agit ici peut être elle-même donnée à priori, et que, par conséquent, elle se distingue à peine d’un simple et pur concept. Entraînés par cet exemple de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne connaît plus de bornes. La colombe légère, qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l’intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point d’appui où il pût appliquer ses forces pour changer l’entendement de place. C’est le sort commun de la raison humaine dans la spéculation, de commencer par construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s’assurer si les fondements en sont solides. Mais alors nous cherchons toutes sortes de prétextes pour nous consoler de son manque de solidité, ou même pour nous dispenser de le soumettre à une épreuve si tardive et si dangereuse. Ce qui, tant que dure la construction, nous exempte de tout souci et de tout soupçon, et nous trompe par une apparente solidité, le voici. Une grande partie, et peut-être la plus grande partie de l’œuvre de notre raison, consiste dans l’analyse des concepts que nous avons déjà des objets. Il en résulte une foule de connaissances qui, bien qu’elles ne soient que des explications ou des éclaircissements de ce que nous avions déjà pensé dans nos concepts (mais d’une manière confuse), et, bien qu’au fond elles n’étendent nullement les concepts que nous possédons, mais ne fassent que les coordonner, n’en sont pas moins estimées, du moins dans la forme, à l’égal de vues nouvelles. Or comme cette méthode fournit une connaissance réelle à priori, qui a un développement certain et utile, la raison, dupe de cette illusion, se laisse aller, sans s’en apercevoir, à des assertions d’une toute autre espèce, et elle ajoute à priori aux concepts donnés des idées tout à fait étrangères, sans savoir comment elle y est arrivée, et sans même songer à se poser cette question. Je vais donc traiter tout d’abord de la différence de ces deux espèces de connaissances.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

    sections, l’Introduction, qui en tout n’en comprenait que deux (I. Idée de la philosophie transcendentale, et II. Division de cette même philosophie), contenait simplement ce qui suit :

    « L’expérience est sans aucun doute le premier produit de notre entendement mettant en œuvre la matière brute des impressions sensibles. Elle est donc le premier enseignement, et cet enseignement est tellement inépuisable dans son développement que toute la chaîne des générations futures ne manquera jamais de connaissances nouvelles recueillis sur ce terrain. Pourtant elle est loin d’être le seul champ où se borne notre entendement. Elle nous dit bien ce qui est, mais non pas ce qui est nécessairement et ne peut être autrement. Aussi ne nous donne-t-elle pas une véritable universalité, et la raison, qui est si avide de cette espèce de connaissances, est-elle plutôt excitée par elle que satisfaite. Des connaissances universelles, ayant en même temps le caractère d’une nécessité intrinsèque, doivent être claires et certaines par elles-mêmes, indépendamment de l’expérience ; on les nomme pour cette raison des connaissances à priori. Au contraire ce qui est simplement emprunté de l’expérience n’est connu, suivant les expressions consacrées, qu’à posteriori, ou empiriquement.

    « Il y a maintenant une chose très-remarquable, c’est que même à nos expériences se mêlent des connaissances qui ont nécessairement une origine à priori, et qui peut-être ne servent qu’à lier nos représentations sensibles. En effet, si de ces expériences on écarte tout ce qui appartient aux sens, il reste encore certains concepts primitifs avec les jugements qui en dérivent, et ces concepts et ces jugements doivent se produire tout à fait à priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience, puisqu’ils font que l’on peut dire, ou du moins que l’on croit pouvoir dire, des objets qui apparaissent à nos sens, plus que ce que nous enseignerait la seule expérience, et que ces assertions impliquent une véritable universalité et une nécessité absolue que la connaissance purement empirique ne saurait produire. »

  1. Tout le reste de l’alinéa, à partir d’ici, est une addition de la seconde édition.