Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/36

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 251-254).


CHAPITRE XXXVI

QU’IL FAUT AVOIR L’ESPRIT JUSTE ET RAISONNABLE


Nous ne sommes hommes que par la raison, et c’est pourtant chose rare de trouver des hommes vraiment raisonnables, d’autant que l’amour-propre nous détraque ordinairement de la raison, nous conduisant insensiblement à mille sortes de petites, mais dangereuses injustices et iniquités qui, comme les petits renardeaux desquels il est parlé aux Cantiques, démolissent les vignes ; car, d’autant qu’ils sont petits on n’y prend pas garde, et, parce qu’ils sont en quantité ils ne laissent pas de beaucoup nuire. Ce que je m’en vais vous dire, sont-ce pas iniquités et déraisons ?

Nous accusons pour peu le prochain, et nous nous excusons en beaucoup ; nous voulons vendre fort cher et acheter à bon marché ; nous voulons que l’on fasse justice en la maison d’autrui, et chez nous, miséricorde et connivence ; nous voulons que l’on prenne en bonne part nos paroles, et sommes chatouilleux et douillets à celles d’autrui. Nous voudrions que le prochain nous lâchât son bien en le payant, n’est-il pas plus juste qu’il le garde en nous laissant notre argent ? nous lui savons mauvais gré de quoi il ne nous veut pas accommoder ; n’a-t-il pas plus de raison d’être fâché de quoi nous le voulons incommoder ? Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et contrerolons tout ce qui ne vient pas à notre goût. S’il y a quelqu’un de nos inférieurs qui n’ait pas bonne grâce, ou sur lequel nous ayons une fois mis la dent, quoi qu’il fasse, nous le recevons à mal, nous ne cessons de le contrister et toujours nous sommes à le calanger ; au contraire, si quelqu’un nous est agréable d’une grâce sensuelle, il ne fait rien que nous n’excusions. Il y a des enfants vertueux, que leurs pères et mères ne peuvent presque voir, pour quelque imperfection corporelle ; il y en a des vicieux qui sont les favoris, pour quelque grâce corporelle.

En tout nous préférons les riches aux pauvres, quoi qu’ils ne soient ni de meilleure condition, ni si vertueux nous préférons même les mieux vêtus. Nous voulons nos droits exactement[1], et que les autres soient courtois en l’exaction des leurs ; nous gardons notre rang pointilleusement, et voulons que les autres soient humbles et condescendants ; nous nous plaignons aisément du prochain : et ne voulons qu’aucun se plaigne de nous ; ce que nous faisons pour autrui nous semble toujours beaucoup : ce qu’il fait pour nous n’est rien, ce nous semble. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs ; car nous avons un cœur doux, gracieux et courtois en notre endroit, et un cœur dur, sévère, rigoureux envers le prochain. Nous avons deux poids : l’un pour peser nos commodités avec le plus d’avantage que nous pouvons, l’autre pour peser celles du prochain avec le plus de désavantage qu’il se peut ; or, comme dit l’Écriture, « les lèvres trompeuses ont parlé en un cœur et un cœur », c’est-à-dire elles ont deux cœurs ; et d’avoir deux poids : l’un fort pour recevoir et l’autre faible pour délivrer, c’est chose abominable devant Dieu.

Philothée, soyez égale et juste en vos actions : mettez-vous toujours en la place du prochain, et le mettez en la vôtre, et ainsi vous jugerez bien ; rendez-vous vendeuse en achetant, et acheteuse en vendant, et vous vendrez et achèterez justement. Toutes ces injustices sont petites, parce qu’elles n’obligent pas à restitution, d’autant que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur, en ce qui nous est favorable ; mais elles ne laissent pas de nous obliger à nous en amender, car ce sont de grands défauts de raison et de charité ; et, au bout de là, ce ne sont que tricheries, car on ne perd rien à vivre généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur royal, égal et raisonnable. Ressouvenez-vous donc, ma Philothée, d’examiner souvent votre cœur, s’il est tel envers le prochain, comme vous voudriez que le sien fût envers vous, si vous étiez en sa place ; car voilà le point de la vraie raison. Trajan étant censuré par ses confidents de quoi il rendait, à leur avis, la majesté impériale trop accostable : « Oui da ! dit-il, ne dois-je pas être tel empereur à l’endroit des particuliers, que je désirerais rencontrer un empereur, si j’étais particulier moi-même ? »

  1. Avec une exactitude rigoureuse.