Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/20

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 197-199).


CHAPITRE XX

DE LA DIFFÉRENCE DES VRAIES
ET DES VAINES AMITIÉS


Voici donc le grand avertissement, ma Philothée. Le miel d’Héraclée, qui est si vénéneux, ressemble à l’autre qui est si salutaire : il y a grand danger de prendre l’un pour l’autre ou de les prendre mêlés, car la bonté de l’un n’empêcherait pas la nuisance de l’autre. Il faut être sur sa garde pour n’être point trompé en ces amitiés, notamment quand elles se contractent entre personnes de divers sexe, sous quel prétexte que ce soit, car bien souvent Satan donne le change à ceux qui aiment. On commence par l’amour vertueux, mais si on n’est fort sage l’amour frivole se mêlera, puis l’amour sensuel, puis l’amour charnel ; oui même il y a danger en l’amour spirituel si on n’est fort sur sa garde, bien qu’en celui-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mêler : c’est pourquoi quand il l’entreprend il fait cela plus finement, et essaie de glisser les impuretés presque insensiblement.

Vous connaîtrez l’amitié mondaine d’avec la sainte et vertueuse, comme l’on connaît le miel d’Héraclée d’avec l’autre : le miel d’Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l’aconit qui lui donne un surcroît de douceur, et l’amitié mondaine produit ordinairement un grand amas de paroles emmiellées, une cajolerie de petits mots passionnés et de louanges tirées de la beauté, de la grâce et des qualités sensuelles ; mais l’amitié sacrée a un langage simple et franc, ne peut louer que la vertu et grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle subsiste. Le miel d’Héraclée étant avalé excite un tournoiement de tête, et la fausse amitié provoque un tournoiement d’esprit qui fait chanceler la personne en la chasteté et dévotion, la portant à des regards affectés, mignards et immodérés, à des caresses sensuelles, à des soupirs désordonnés, à des petites plaintes de n’être pas aimée, à des petites, mais recherchées, mais attrayantes contenances, galanterie, poursuite des baisers, et autres privautés et faveurs inciviles, présages certains et indubitables d’une prochaine ruine de l’honnêteté ; mais l’amitié sainte n’a des yeux que simples et pudiques, ni des caresses que pures et franches, ni des soupirs que pour le ciel, ni des privautés que pour l’esprit, ni des plaintes sinon quand Dieu n’est pas aimé, marques infaillibles de l’honnêteté. Le miel d’Héraclée trouble la vue, et cette amitié mondaine trouble le jugement, en sorte que ceux qui en sont atteints pensent bien faire en mal faisant, et cuident que leurs excuses, prétextes et paroles soient des vraies raisons ; ils craignent la lumière et aiment les ténèbres, mais l’amitié sainte a les yeux clairvoyants et ne se cache point, ains paraît volontiers devant les gens de bien. Enfin, le miel d’Héraclée donne une grande amertume en la bouche : ainsi les fausses amitiés se convertissent et terminent en paroles et demandes charnelles et puantes, ou, en cas de refus, à des injures, calomnies, impostures, tristesses, confusions et jalousies qui aboutissent bien souvent en abrutissement et forcènerie ; mais la chaste amitié est toujours également honnête, civile et amiable, et jamais ne se convertit qu’en une plus parfaite et pure union d’esprits, image vive de l’amitié bienheureuse que l’on exerce au ciel.

Saint Grégoire Nazianzène dit que le paon, faisant son cri lorsqu’il fait sa roue et pavonnade, excite grandement feles femelles qui l’écoutent à la lubricité : quand on voit un homme pavoner, se parer et venir comme cela cajoler, chuchoter et barguigner aux oreilles d’une femme ou d’une fille, sans prétention d’un juste mariage, ah ! sans doute, ce n’est que pour la provoquer à quelque impudicité ; et la femme d’honneur bouchera ses oreilles pour ne pas ouïr le cri de ce paon et la voix de l’enchanteur qui la veut enchanter finement : que si elle écoute, o Dieu ! quel mauvais augure de la future perte de son cœur !

Les jeunes gens qui font des contenances, grimaces et caresses, ou disent des paroles esquelles ils ne voudraient pas être surpris par leurs pères, mères, maris, femmes ou confesseurs, témoignent en cela qu’ils traitent d’autre chose que de l’honneur et de la conscience. Notre Dame se trouble voyant un ange en forme humaine, parce qu’elle était seule et qu’il lui donnait des extrêmes, quoique célestes louanges : o Sauveur du monde, la pureté craint un ange en forme humaine, et pourquoi donc l’impureté ne craindra-t-elle un homme, encore qu’il fût en figure d’ange, quand il la loue des louanges sensuelles et humaines ?