Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/05

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 137-142).


CHAPITRE V

DE L’HUMILITÉ PLUS INTÉRIEURE


Mais vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant en l’humilité ; car à faire comme j’ai dit, c’est quasi plutôt sagesse qu’humilité ; maintenant donc je passe outre. Plusieurs ne veulent ni n’osent penser et considérer les grâces que Dieu leur a faites en particulier, de peur de prendre de la vaine gloire et complaisance, en quoi certes ils se trompent ; car puisque, comme dit le grand Docteur Angélique, le vrai moyen d’atteindre à l’amour de Dieu, c’est la considération de ses bienfaits, plus nous les connaîtrons, plus nous l’aimerons ; et comme les bénéfices particuliers émeuvent plus puissamment que les communs, aussi doivent-ils être considérés plus attentivement.

Certes, rien ne peut tant humilier devant la miséricorde de Dieu que la multitude de ses bienfaits, ni rien tant humilier devant sa justice, que la multitude de nos méfaits. Considérons ce qu’il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre lui ; et comme nous considérons par le menu nos péchés, considérons aussi par le menu ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connaissance de ce qu’il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs à cette vérité, que ce qui est de bon en nous n’est pas de nous. Hélas, les mulets laissent-ils d’être lourdes et puantes bêtes, pour être chargés des meubles précieux et parfumés du prince ? Qu’gavons-nous de bon que nous n’ayons reçu ? et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en voulons-nous enorgueillir ? Au contraire, la vive considération des grâces reçues nous rend humbles ; car la connaissance engendre la reconnaissance. Mais si voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venait chatouiller, le remède infaillible sera de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections, de nos misères : si nous considérons ce que nous avons fait quand Dieu n’a pas été avec nous, nous connaîtrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous n’est pas de notre façon ni de notre crû ; nous en jouirons voirement et nous en réjouirons parce que nous l’avons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu’il en est l’auteur. Ainsi la Sainte Vierge confesse que Dieu lui fait choses très grandes, mais ce n’est que pour s’en humilier et magnifier Dieu : « Mon âme, dit-elle, magnifie le Seigneur, parce qu’il m’a fait choses grandes».

Nous disons maintes fois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et l’ordure du monde ; mais nous serions bien marris qu’on nous prît au mot et que l’on nous publiât tels que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin qu’on nous coure après et qu’on nous cherche ; nous faisons contenance de vouloir être les derniers et assis au bas bout de la table, mais c’est afin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraie humilité ne fait pas semblant de l’être et ne dit guère de paroles d’humilité, car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher soi-même ; et s’il lui était loisible de mentir, de feindre, ou de scandaliser le prochain, elle produirait des actions d’arrogance et de fierté, afin de se recéler sous icelles et y vivre du tout inconnue et à couvert.

Voici donc mon avis, Philothée : ou ne disons point de paroles d’humilité, ou disons-les avec un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement ; n’abaissons jamais les yeux qu’en humiliant nos cœurs ; ne faisons pas semblant de vouloir être des derniers, que de bon cœur nous ne voulussions l’être. Or, je tiens cette règle si générale que je n’y apporte nulle exception : seulement j’ajoute que la civilité requiert que nous présentions quelquefois l’avantage à ceux qui manifestement ne le prendront pas, et ce n’est pourtant pas ni duplicité, ni fausse humilité ; car alors la seule offre de l’avantage est un commencement d’honneur, et puisqu’on ne peut le leur donner entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J’en dis de même de quelques paroles d’honneur ou de respect qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables ; car elles le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait une vraie intention d’honorer et respecter celui pour lequel il les dit ; car encore que les mots signifient avec quelque excès ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer quand l’usage commun le requiert. Il est vrai qu’encore voudrais-je que les paroles fussent ajustées à nos affections au plus près qu’il nous serait possible, pour suivre en tout et partout la simplicité et candeur cordiale. L’homme vraiment humble aimerait mieux qu’un autre dît de lui qu’il est misérable, qu’il n’est rien, qu’il ne vaut rien, que non pas de le dire lui-même : au moins, s’il sait qu’on le dit, il ne contredit point, mais acquiesce de bon cœur ; car croyant fermement cela, il est bien aise qu’on suive son opinion.

Plusieurs disent qu’ils laissent l’oraison mentale pour les parfaits, et qu’eux ne sont pas dignes de la faire ; les autres protestent qu’ils n’osent pas souvent communier, parce qu’ils ne se sentent pas assez purs ; les autres, qu’ils craignent de faire honte à la dévotion s’ils s’en mêlent, à cause de leur grande misère et fragilité ; et les autres refusent d’employer leur talent au service de Dieu et du prochain parce, disent-ils, qu’ils connaissent leur faiblesse et qu’ils ont peur de s’enorgueillir s’ils sont instruments de quelque bien, et qu’en éclairant les autres ils se consument. Tout cela n’est qu’artifice et une sorte d’humilité non seulement fausse, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blâmer les choses de Dieu, ou au fin moins[1], couvrir d’un prétexte d’humilité l’amour propre de son opinion, de son humeur et de sa paresse. « Demande à Dieu un signe au ciel d’en haut ou au profond de la mer en bas, » dit le Prophète au malheureux Achaz, et il répondit : « Non, je ne le demanderai point, et ne tenterai point le Seigneur ». O le méchant ! il fait semblant de porter grande révérence à Dieu, et sous couleur d’humilité s’excuse d’aspirer à la grâce de laquelle sa divine Bonté lui fait semonce. Mais ne voit-il pas que, quand Dieu nous veut gratifier, c’est orgueil de refuser ? que les dons de Dieu nous obligent à les recevoir, et que c’est humilité d’obéir de suivre au plus près que nous pouvons ses désirs ? Or, le désir de Dieu est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui et l’imitant au plus près que nous pouvons. Le superbe qui se fie en soi-même a bien occasion[2] de n’oser rien entreprendre ; mais l’humble est d’autant plus courageux qu’il se reconnaît plus impuissant : et à mesure qu’il s’estime chétif il devient plus hardi parce qu’il a toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à magnifier sa toute-puissance en notre infirmité, et élever sa miséricorde sur notre misère. Il faut donc humblement et saintement oser tout ce qui est jugé propre à notre avancement par ceux qui conduisent nos âmes.

Penser savoir ce qu’on ne sait pas, c’est une sottise expresse ; vouloir faire le savant de ce qu’on connaît bien que l’on ne sait pas, c’est une vanité insupportable : pour moi, je ne voudrais pas même faire le savant de ce que je saurais, comme au contraire je n’en voudrais non plus faire l’ignorant. Quand la charité le requiert, il faut communiquer rondement et doucement avec le prochain, non seulement ce qui lui est nécessaire pour son instruction, mais aussi ce qui lui est utile pour sa consolation ; car l’humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait néanmoins paraître quand la charité le commande, pour les accroître, agrandir et perfectionner, en quoi elle ressemble à cet arbre des îles de Tylos, lequel la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates et ne les ouvre qu’au soleil levant, de sorte que les habitants du pays disent que ces fleurs dorment de nuit. Car ainsi l’humilité couvre et cache toutes nos vertus et perfections humaines, et ne les fait jamais paraître que pour la charité, qui étant une vertu non point humaine mais céleste, non point morale mais divine, elle est le vrai soleil des vertus, sur lesquelles elle doit toujours dominer : si que les humilités qui préjudicient à la charité sont indubitablement fausses.

Je ne voudrais ni faire du fol ni faire du sage : car si l’humilité m’empêche de faire le sage, la simplicité et rondeur m’empêcheront aussi de faire le fol ; et si la vanité est contraire à l’humilité, l'artifice, l’afféterie et feintise est contraire à la rondeur et simplicité. Que si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d’être fols pour se rendre plus abjects devant le monde, il le faut admirer et non pas imiter ; car ils ont eu des motif pour passer à cet excès, qui leur ont été si particuliers et extraordinaires, que personne n’en doit tirer aucune conséquence pour soi. Et quant à David, s’il dansa et sauta un peu plus que l’ordinaire bienséance ne requérait devant l’arche de l’alliance, ce n’était pas qu’il voulût faire le fol ; mais tout simplement et sans artifice, il faisait ces mouvements extérieurs conformes à l’extraordinaire et démesurée allégresse qu’il sentait en son cœur Il est vrai que quand Michol sa femme lui en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas marri de se voir avili, ains persévérant en la naïve et véritable représentation de sa joie, il témoigna d’être bien aise de recevoir un peu d’opprobre pour son Dieu. En suite de quoi je vous dirai que si pour les actions d’une vraie et naïve dévotion, on vous estime vile, abjecte ou folle, l’humilité vous fera réjouir de ce bienheureux opprobre, duquel la cause n’est pas en vous, mais en ceux qui le font.

  1. pour le moins.
  2. occasion = motif, raison.