Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/01

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 117-123).


CHAPITRE I

DU CHOIX QUE L’ON DOIT FAIRE QUANT A L’EXERCICE DES VERTUS


Le roi des abeilles ne se met point aux champs qu’il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charité n’entre jamais dans un cœur qu’elle n’y loge avec soi tout le train des autres vertus, les exerçant et mettant en besogne ainsi qu’un capitaine fait ses soldats ; mais elle ne les met pas en œuvre ni tout à coup, ni également, ni en tous temps, ni en tous lieux. Le juste est « comme l’arbre qui est planté sur le cours des eaux, qui porte son fruit en son temps », parce que la charité arrosant une âme, produit en elle les œuvres vertueuses chacune en sa saison. « La musique », tant agréable de soi-même, « est importune en un deuil », dit le Proverbe. C’est un grand défaut en plusieurs qui, entreprenant l’exercice de quelque vertu particulière, s’opiniâtrent d’en produire des actions en toutes sortes de rencontres, et veulent, comme ces anciens philosophes, ou toujours pleurer ou toujours rire ; et font encore pis quand ils blâment et censurent ceux qui, comme eux, n’exercent pas toujours ces mêmes vertus. « Il se faut réjouir avec les joyeux et pleurer avec les pleurants », dit l’Apôtre ; et « la charité est patiente, bénigne », libérale, prudente, condescendante.

Il y a néanmoins des vertus lesquelles ont leur usage presque universel, et qui ne doivent pas seulement faire leurs actions à part, ains doivent encore répandre leurs qualités ès actions de toutes les autres vertus. Il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence ; mais la douceur, la tempérance, l’honnêteté et l’humilité sont des certaines vertus, desquelles toutes les actions de notre vie doivent être teintes. Il y a des vertus plus excellentes qu’elles ; l’usage néanmoins de celles-ci est plus requis. Le sucre est plus excellent que le sel ; mais le sel a un usage plus fréquent et plus général. C’est pourquoi il faut toujours avoir bonne et prompte provision de ces vertus générales, puisqu’il s’en faut servir presque ordinairement.

Entre les exercices des vertus, nous devons préférer celui qui est plus conforme à notre devoir, et non pas celui qui est plus conforme à notre goût. C’était le goût de sainte Paule d’exercer l’âpreté des mortifications corporelles pour jouir plus aisément des douceurs spirituelles, mais elle avait plus de devoir à l’obéissance de ses supérieurs ; c’est pourquoi saint Jérôme avoue qu’elle était répréhensible en ce que, contre l’avis de son évêque, elle faisait des abstinences immodérées. Les Apôtres au contraire, commis pour prêcher l’Évangile et distribuer le pain céleste aux âmes, jugèrent extrêmement bien qu’ils eussent eu tort de s’incommoder en ce saint exercice pour pratiquer la vertu du soin des pauvres, quoique très excellente. Chaque vacation a besoin de pratiquer quelque spéciale vertu : autres sont les vertus d’un prélat, autres celles d’un prince, autres celles d’un soldat, autres celles d’une femme mariée, autres celles d’une veuve ; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent pas également pratiquer, mais un chacun se doit particulièrement adonner à celles qui sont requises au genre de vie auquel il est appelé.

Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes et non pas les plus apparentes. Les comètes paraissent pour l’ordinaire plus grandes que les étoiles et tiennent beaucoup plus de place à nos yeux ; elles ne sont pas néanmoins comparables ni en grandeur ni en qualité aux étoiles, et ne semblent grandes sinon parce qu’elles sont proches de nous et en un sujet plus grossier au prix des étoiles. Il y a de même certaines vertus lesquelles, pour être proches de nous, sensibles et, s’il faut ainsi dire, matérielles, sont grandement estimées et toujours préférées par le vulgaire : ainsi préfère-t-il communément l’aumône temporelle à la spirituelle, la haire, le jeûne, la nudité, la discipline et les mortifications du corps à la douceur, à la débonnaireté, à la modestie et autres mortifications du cœur, qui néanmoins sont bien plus excellentes. Choisissez donc, Philothée, les meilleures vertus et non pas les plus estimées, les plus excellentes et non pas les plus apparentes, les meilleures et non pas les plus braves[1].

Il est utile qu’un chacun choisisse un exercice particulier de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour tenir plus justement son esprit rangé et occupé. Une belle jeune fille, plus reluisante que le soleil, ornée et parée royalement et couronnée d’une couronne d’olives, apparut à saint Jean, évêque d’Alexandrie et lui dit : « Je suis la fille aînée du roi ; si tu me peux avoir pour ton amie je te conduirai devant sa face ». Il connut que c’était la miséricorde envers les pauvres que Dieu lui recommandait, si que, par après, il s’adonna tellement à l’exercice d’icelle, que pour cela il est partout appelé saint Jean l’Aumônier. Euloge Alexandrin, désirant faire quelque service particulier à Dieu, et n’ayant pas assez de force ni pour embrasser la vie solitaire ni pour se ranger sous l’obéissance d’un autre, retira chez soi un misérable tout perdu et gâté de ladrerie pour exercer en icelui la charité et mortification ; ce que pour faire plus dignement, il fit vœu de l’honorer, traiter et servir comme un valet ferait son maître et seigneur. Or, sur quelque tentation survenue tant au ladre qu’à Euloge de se quitter l’un l’autre, ils s’adressèrent au grand saint Antoine qui leur dit : « Gardez bien, mes enfants, de vous séparer l’un de l’autre ; car étant tous deux proches de votre fin, si l’ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand péril de perdre vos couronnes ».

Le roi saint Louis visitait, comme par un prix fait, les hôpitaux et servait les malades de ses propres mains. Saint François aimait surtout la pauvreté qu’il appelait sa dame ; saint Dominique, la prédication de laquelle son ordre a pris le nom. Saint Grégoire le Grand se plaisait à caresser les pèlerins à l’exemple du grand Abraham, et comme icelui, reçut le Roi de gloire sous la forme d’un pèlerin. Tobie s’exerçait en la charité d’ensevelir les défunts ; sainte Élisabeth, toute grande princesse qu’elle était, aimait surtout l’abjection de soi-même ; sainte Catherine de Gênes, étant devenue veuve, se dédia au service de l’hôpital. Gassien raconte qu’une dévote damoiselle, désireuse d’être exercée en la vertu de patience, recourut à saint Athanase, lequel à sa requête, mit avec elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse et insupportable, laquelle gourmandant perpétuellement cette dévote fille, lui donna bon sujet de pratiquer dignement la douceur et condescendance.

Ainsi entre les serviteurs de Dieu, les uns s’adonnent à servir les malades, les autres à secourir les pauvres, les autres à procurer l’avancement de la doctrine chrétienne entre les petits enfants, les autres à ramasser les âmes perdues et égarées, les autres à parer les églises et orner les autels, et les autres à moyenner la paix et concorde entre les hommes. En quoi ils imitent les brodeurs qui, sur divers fonds, couchent en belle variété les soies, l’or et l’argent pour en faire toutes sortes de fleurs ; car ainsi ces âmes pieuses qui entreprennent quelque particulier exercice de dévotion, se servent d’icelui comme d’un fonds pour leur broderie spirituelle, sur lequel elles pratiquent la variété de toutes les autres vertus, tenant en cette sorte leurs actions et affections mieux unies et rangées par le rapport qu’elles en font à leur exercice principal, et font ainsi paraître leur esprit

En son beau vêtement de drap d’or recamé,
Et d’ouvrages divers à l’aiguille semé.

Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu’il nous est possible, embrasser la pratique de la vertu contraire, rapportant les autres à icelle ; car par ce moyen nous vaincrons notre ennemi et ne laisserons pas de nous avancer en toutes les vertus. Si je suis combattu par l’orgueil ou par la colère, il faut qu’en toute chose je me penche et plie du côté de l’humilité et de la douceur, et qu’à cela je fasse servir les autres exercices de l’oraison, des sacrements, de la prudence, de la constance, de la sobriété. Car, comme les sangliers pour aiguiser leurs défenses les frottent et fourbissent avec leurs autres dents, lesquelles réciproquement en demeurent toutes fort affilées et tranchantes, ainsi l’homme vertueux ayant entrepris de se perfectionner en la vertu de laquelle il a plus de besoin pour sa défense, il la doit limer et affiler par l’exercice des autres vertus, lesquelles en affinant celle-là, en deviennent toutes plus excellentes et mieux polies ; comme il advint à Job, qui s’exerçant particulièrement en la patience, contre tant de tentations desquelles il fut agité, devint parfaitement saint et vertueux en toutes sortes de vertus. Ains il est arrivé. comme dit saint Grégoire Nazianzène, que par une seule action de quelque vertu, bien et parfaitement exercée, une personne a atteint au comble des vertus, alléguant ahab, laquelle, ayant exactement pratiqué l'office d’hospitalité, parvint à une gloire suprême ; mais cela s’entend quand telle action se fait excellemment, avec grande ferveur et charité.

  1. Au sens vieilli de : qui fait figure, qui a de l’apparence.