Couleur du temps
COULEUR DU TEMPS
ACTE PREMIER
Scène I
Par ici par ici venez donc
Notre avion est prêt à voler
Belles nuits de ma ville natale
C’est à présent seulement
Que je sens toute votre douceur
Vous verrez ce sera merveilleux
Notre voyage s’annonce bien
C’est ici que j’ai vécu aimé
Et que je me suis enrichi
ANSALDIN
Je crois qu'il est bien temps de partir Car sous peu le règne de la mort S'étendra jusqu'ici
NYCTOR
Laissez-moi Partez si vous voulez partez donc
Mais moi je reste
Oui la mort règne
Mais cependant
Notre patrie
N'appartient pas
A ces royaumes On y jouit en paix de la vie Et l'on y meurt encore en paix
ANSALDIN
Vite Venez nous discuterons après
NYCTOR
N'est-il pas plus dangereux encore D'aller cueillir la rose d'azur Dans les grands jardins aériens
ANSALDIN
Venez vite il est temps de partir
La mort vient qai ne trouve pas juste
Que quelqu'un vous vous ou bien moi
Echappe à sa domination
Il est encore temps de partir
Bientôt l'on verra bondir la mort
�� � 696 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Elle bondira jusqu'ici Comme un tigre affamé au milieu D'un troupeau éperdu de captives Venez vite Au sud à l'est au nord Coule le sang des antagonistes Et leurs grandes ombres atroces Obscurciront bientôt l'horizon A l'ouest c'est la mer incertaine Que sillonnent de nouveaux poissons Au-dessus de nos têtes enfin Des oiseaux de métal et de bois Planent menaçants il faut partir
// essaye de les eni rainer
NYCTOR
Partez si vous voulez je reste Car il ne faut jamais déserter
VAN DIEMEN
Déserter le mot est un peu fort N'avons-nous pas le droit de partir Notre pays jouit de la paix D'ailleurs le ministre m'a donné Passeports autorisations Enfin tout ce qui est nécessaire
NYCTOR
Mais on peut avoir besoin de nous
Et un pressentiment me dit
Qu'en partant nous allons à la mort
ANSALCIN
A la vie
�� � COULEUR DU TEMPS 697
[ VAN DIEMEN
Et qu'en savons-nous
ANSALDIN
A la vie je le jure Venez
NYCTOR
Vous ne songez qu'à mon existence Merci mais moi j'aime le danger Je suis un poète et les poètes Sont l'âme de la patrie
ANSALDIN
Venez
'i
I NYCTOR
Platon les met hors de la République
Ils sont au-dessus lois et morale
Mais un tel privilège comporte
De très grandes obligations
Et notamment celle d'exprimer
Tout ce que les autres citoyens
Peuvent ressentir de sublime
C'est pourquoi il faut bien que je reste
VAN DIEMEN
Vos scrupules je les comprends tous Mais j'ai réfléchi à notre cas En partant nous sauvons avec nous L'âme même de notre patrie •Comme fît Enée en quittant Troie Et Rome naquit de ce départ Une Rome nouvelle monte en nous Pour moi j'eusse évité ce voyage
45
�� � 698 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je suis vieux c'est pour vous que je pars
Pour sauver un savant un poète
Et plutôt qu'eux je sauve leur œuvre
Partez partez pour sauver votre œuvre
Elle est votre patrie sauvez-la
Elle appartient à l'humanité
Partez vous en êtes responsables
KYCTOR
Je me rends enfin vous l'emportez Hélas (// pleure)
ANSALDIN
Il est grand temps de partir
NYCTOR
Et voici le moment du départ
Je le considère avec angoisse
Trois hommes pour un monde nouveau
L'un riche ce qui nous a permis
De tout préparer pour ce voyage
Adieu donc monde où rien n'est gratuit
Il est tout le passé ce richard
Le passé c'est-à-dire la mort
L'autre un savant dont les connaissances
Nous feront vivre il est le présent
C'est-à-dire la vie et la lutte
Quelque chose enfin de bien bourgeois
Le corps oui la réalité
L'autre enfin voyageant les mains vides
Pleurera à jamais pleurera
Comme si tout était trépassé
Comme si le présent était mort
�� � COULEUR DU TEMPS 699
Car il est l'avenir, ce poète C'est-à-dire la crainte joyeuse Moins que la mort et plus que la vie L'avenir enfin ou le désir La beauté même ou la vérité
ANSALDIN
Venez
VAN DIEMEN
N'avez-vous rien oublié
ANSALDIN
Tout est prêt
NYCTOR
Adieu mon doux pays
ANSALDIN
Mon nouveau moteur fera merveilles Nous avons de quoi faire deux fois Le tour du monde aérien
VAN DIEMEN
Bien
NYCTOR
Et la nuit s'ouvre magiquement Comme un porche béant entrons vite Dans le palais inconnu
ANSALDIN
Venez
VAN DIEMEN
Vous êtes sûr de votre appareil
ANSALDIN
N'en doutez pas mais il faut partir
�� � 700 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
VAN DIEMEN
Et VOUS saurez vous orienter
ANSALDIN
Oui venez montez dans l'appareil L'atmosphère est je crois favorable
SCÈNE II
Entre ciel et terre LES MÊMES
NYCTOR
Le désir infini qui nous enlève au ciel M'ordonne de chanter Et puis quelle douceur J'oublie ce qui n'est pas la suave douceur De ce voyage aérien et il me semble Que si je chantais à présent l'hymne du ciel Je prendrais à mon chant un si noble plaisir Que je m'arrêterais pour l'entendre vibrer Dans l'espace Harmonie Eblouissement d'or Des musiques du ciel Résonnances de feu D'une ardente lumière arrivant à grands flots Les ondes de mon chant assaillent le silence Le silence infini et l'immobilité
Mais quelle douceur
La terre se creuse
L'horizon s'élève
ANSALDIN
Il s'élève à mesure Que nous nous élevons
�� � COULEUR DU TEMPS 701
NYCTOR
Et des nuages dorés Folâtrent autour de nous Ainsi que des dauphins autour d'une carène
VAN DIEMEN
Nyctor ne vous penchez pas
NYCTOR
Que sont ces traces ces longues traces Qui partout partout rayent le sol Est-ce une région volcanique
VAN DIEMEN
Nyctor Nyctor regardez au ciel
NYCTOR
Laissez-moi le spectacle est poignant Et descendons à une altitude Qui me permette de regarder
' VAN DIEMEN
Non redoublons plutôt de vitesse
Montons plus haut fuyons ces oiseaux
Qui paraissent bien vouloir nous poursuivre
NYCTOR
Ils poursuivent l'avion là-bas
ANSALDÎN
Prenez garde car d'étranges fleurs Eclosent brusquement près de nous
NYCTOR
Mais avant de quitter ces régions Je veux voir ces sites désolés
�� � 702 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et je veux connaître sur le sol Le danger enivrant descendons
ANSALDIN
Ce serait une grande imprudence
NYCTOR
Lâches vous avez peur de la mort
ANSALDIN
Je ne crains pas la mort cependant Je ne veux pas être à sa merci
VAN DIEMEN
Aucun de nous n'a peur Eh bien soit descendons
NYCTOR
La terrible magie De cette ardente lutte Me retiendra en bas Quelques instants à peine Puis je romprai le charme Et nous repartirons
VAN DIEMEN
C'est bien
ANSALDIN
Nous descendons
�� � COULEUR DU TEMPS 703
SCÈNE III Champ de bataille avec des croix
MADAME GIRAUME puis MAVISE MADAME GIRAUME
C'est ici qu'a eu lieu la bataille Il est tombé frappé à la tête Elle trouve la croix sous laquelle repose son fils
Mon fils te voilà sous cette croix Te voici mon joyau précieux Te voici mon fruit blanc et vermeil C'est mon fils c'est mon enfant c'est lui Fils tu n'es plus rien que cette croix C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi O très belle fontaine vermeille Te voilà tarie à tout jamais O toi dont la source était en moi C'est mon fils c'est mon enfant c'est toi Tu dors dans la pourpre impériale Teinte du sang que je t'ai donné O fils beau Ivs issu de ma chair Floraison exquise de mon cœur Mon fils mon fils te voilà donc mort A ton front une bouche nouvelle Rit de tout ce que ce soir j'endure Parle sous terre bouche nouvelle Que dis-tu bouche toujours ouverte Tu es muette bouche trop rouge
MAVISE
Sa mère est près de son tombeau
�� � 704 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
O Fiancé si beau si fort
Toi qui mourus vêtu de bleu 1
Un morceau de ciel enterré !
Il était adroit et habile
Il était fort j'étais savante
Lui le travail moi la pensée
La vie et l'ordre en un seul couple
Lui le travail moi la pensée
Il était fort j'étais savante
MADAME GIRAUME
Et comme ton corps doit être lourd Déjà je plie sous ton souvenir O mon fils je t'ai porté jadis Lorsque lu ne pesais presque rien Et je n'ai plus de lait pour nourrir Ta mort comme j'ai nourri ta vie
MAVISE
Mais ma science ne peut pas Faire ressusciter sa force Je veux me coucher près de lui Près de lui dans ma robe noire Il était bleu comme le jour Je suis plus triste que la nuit
MADAME GIRAUME
Parle mon fils réponds à ta "mère C'est la voix qui t'apprit à parler
MAVISE
Orgueil orgueil abaisse-toi Orgueil qui ne sais plus souffrir
�� � COULEUR DU TEMPS 7O5
Depuis que tout le monde souffre Mais que m'importent tous les autres Il est là bleu comme le ciel Où rougeoient les nuées du soir
MADAME GIRAUME
J'ai fait des démarches incroyables Pour atteindre ce lieu prohibé Et te voilà mort mon cher enfant Qu'ont-ils fait de toi ils t'ont tué Ils s'y sont mis tous pour te tuer Et puisqu'ils en voulaient à mon sang Pourquoi donc pour en tarir la source N'ont-ils pas pris ma vie ô mon fils Pourquoi ta vie et non pas la mienne
MAVISE
Mon amour pour toi contient tout Les grandes raisons de ta mort Et cet avenir qui naît d'elle Mais réponds réponds que tu m'aimes O mon fiancé je suis vierge Mais tout ton sang repose en moi Tu m'as fécondée en mourant Je sens en moi tout l'avenir
MADAME GIRAUME
Que vais-je devenir douloureuse Désolée meurtrie et tout en larmes Écoutez mon fils mon fils est mort Mon fils une grappe de raisin Dont on a exprimé tout le vin Et ce vin précieux ils l'ont bu
�� � 706 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ils sont ivres voyez écoutez
Ils en sont tous ivres de ce vin
De ce vin mon sang mon sang vermeil
MAVISE
Nous sommes enfin mariés
Et l'avenir est notre fils
Voici les bataillons issus
De ton trépas de ton espoir
Savais-tu combien je t'aimais
Je baise le sol de ta tombe
Comme si je baisais tes lèvres
O merveille la terre a rendu le baiser
MADAME GIRAUME, MAVISE, VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
ensemble
MADAME GIRAUME
O fils ô mon fils plus blanc qu'un Ij's Mon fils mon fils hiver de mon âme O mon fils hostie de la patrie O fils douceur et douleur immenses Réponds réponds mon petit enfant Réponds réponds mon petit enfant
MAVISE
Mort ô mort ô vivante mort Merveilleuse et cruelle mort Mes larmes sang de mon esprit Baignent le sol qui m'a rendu Son suprême baiser ô larmes Coulez pour ma grande douleur Et la terre comme un anneau T'entoure ô mon beau fiancé C'est la bague des épousailles
�� � COULEUR DU TEMPS 7O7
VOIX DES MORTS ET DES VIVANIS
C'est le crépuscule de l'Amour
Et qu'importent qu'importent les hommes
Qu'importent les frelons à la ruche
Qu'importent gloire richesse amour
Et qu'importent qu'importent les hommes
Adieu Adieu il faut que tout meure
SCÈNE IV LES MÊMES, NYCTOR, VAN DIEMEN, ANSALDIN DE ROULPE
VAN DIEMEN
Voici des femmes
NYCTOR
Voici des cris
ANSALDIN
C'est le séjour de la mort
VAN DIEMEN
Mesdames c'est un endroit malsain Ne restez pas ici suivez-nous
MADAME GIRAUME
Puisque je ne verrai plus mon fils Emmenez-moi donc où vous voudrez
NYCTOR à ANSALDIN
C'est une compagnie imprévue Mais la femme est l'ennemie du rêve Et je vais peut-être m'ennuyer Moi qui jamais jamais ne m'ennuie Hier elles s'amusaient peut-être Aujourd'hui elles sont tout en larmes
�� � 708 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Demain elles auront oublié
La mort pour ne songer qu'aux vivants
Et les voilà prêtes à nous sui\ re
Mais elles ne sont que deux tant mieux
Je pourrai s'il me plaît rester seul
ANSALDIN
Nyctor vous êtes vraiment injuste Elles ne savent pas nos desseins Elles supposent que nous voulons Simplement les faire s'éloigner De ce dangereux champ de bataille Et ne pensent pas que nous allons Voir le pays divin de la paix
NYCTOR
Il faut donc leur dire nos projets
ANSALDIN
Mais non elles ne nous suivraient pas Plus tard elles apprécieront mieux L'ineffable douceur de la paix Car elles ont souffert
NYCTOR
Misérable
ANSALDIN
Et ce seront d'utiles compagnes
NYCTOR
Et vous ne les renseignerez pas
ANSALDIN
Non
�� � COULEUR DU TEMPS 7^9
NYCTOR
Je vais leur dire ce qui en est
ANSALDIN
Je le défends si vous le tentez Je vous tuerai car je n'admets pas Que vous contrecarriez mes projets
NYCTOR
Je suis sans volonté Ansaldin Et je me trouve à votre merci Je vous hais voilà la paix promise Et c'est déjà la haine entre nous
MADAME GIRAUME
Mavise venez aussi
MAVISE
Où ça
VAN DIEMEN
Ailleurs
MAVISE
Mère de mon fiancé Je vous suivrai toujours et partout
NYCTOR
Et cette époque veut pour surnom Ce terrible mot latin cruor Qui signifie du sang répandu
ANSALDIN
Par ici il est temps de partir J'entends les premiers éclatements De ce qu'ils appellent aujourd'hui
�� � 7 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Une préparation Venez
Foix des morts et des vivants Adieu Adieu il faut que tout meure
ACTE DEUXIÈME
Une île déserte
SCÈNE I VAN DIEMEN, MADAxME GIRAUME.
VAN DIEMEN
Quel agréable voyage
MADAME GIRAUME
Oui Bien agréable où sommes-nous donc
VAN DIEMEN
Tout près de l'Equateur dans une île africaine Que ne hante jamais aucun navigateur D'après ce qu'en a dit notre cher Ansaldin C'est une île déserte à moins qu'elle ait changé Et soit peuplée depuis son exploration Par les grands voyageurs Livingstone et Stanley Et nous y rencontrerons peut-être quelques nègres Des serpents et aussi des monstres poétiques Que nous inventerons pour vous faire plaisir
MADAME GIRAUME
Quoi une île déserte en Afrique L'Equateur des serpents et des monstres Est-ce possible mais vous riez Vous vous moquez de moi n'est-ce pas
�� � COULEUR DU TEMPS 7II
VAN DIEMEN
Non c'est vrai
MADAME GIRAUME
Vous souriez
VAN DIEMEN
Mais non
MADAME GIRAUME
Nous n'avons pas quitté mon pays Serait-ce vrai non mais il fait chaud Oui il fait une chaleur torride Mais non vous riez je ne vois point De végétation tropicale
VAN DIEMEN
C'est qu'elle ne se laisse pas voir Dès l'abord et que pour distinguer La végétation tropicale De celle qui ne l'est pas il faut S'entendre un peu à la botanique Mais avec de l'habitude
MADAME GIRAUME
Quoi L'Equateur la chose est incroyable Cependant vous me l'affirmez
VAN DIEMEN
Oui
MADAME GIRAUME
Mais quelles gens êtes-vous donc
VAN DIEMEN
Nous aimons la paix et nous fuyons Les pays qu'elle n'habite pas
�� � 712 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Par pitié pour votre désespoir Nous vous avons priées de venir avec nous Et vous êtes venues de plein gré
MADAME GIRAUME
Ce que vous m'apprenez m'étourdit Et il faut que je m'y habitue Et puis oui vous avez eu raison Qu'aurions-nous fait là-bas
VAN DIEMEN
En effet
MADAME GIRAUME
Les femmes sont faites pour la paix Mais où donc trouver la paix sinon Dans une île déserte
VAN DIEMEN
C'est ça
MADAME GIRAUME
Mais nous y serons si abandonnés Cinq êtres tous seuls dans l'univers
VAN DIEMEN
Unis comme les doigts de la main Eh oui nous serons seuls
MADAME GIRAUME
Seuls tout seuls
VAN DIEMEN
C'est* l'heure pour certains De supporter La solitude
�� � COULEUR DU TEMPS 7I3
Là-bas d'où nous venons un homme n'est plus rren
Là-bas l'individu n'est qu'une particule
D'êtres au corps énorme anciens ou nouveaux
L'homme n'est qu'une goutte au sang des capitales
Un tout petit peu de salive dans la bouche
Des assemblées brin d'herbe au champ qu'est un pays
C'est un simple coup d'œil jeté dans un musée
La pièce de billon dans la caisse des banques
C'est un peu de buée aux vitres d'un café
Il pense mais il est l'esclave des machines
Les trains dictent leurs lois à l'homme dans l'horaire
L'homme n'était plus rien c'est pourquoi nous fuyons
Pour retrouver un peu de liberté humaine
MADAME GIRAUME
Je vous écoute comme on écoute Son libérateur ce que vous dites Me cause une allégresse infinie Un plaisir
VAN DIEMEN
Prenez garde madame Mais je ne m'habituerai jamais A ce que vous ne soyez plus triste Vous devez nous rappeler sans cesse Dans le domaine heureux de la paix Les douleurs dont on souffre là-bas
��46
�� � 714 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
SCÈ N E 1 I ANSALDIN DE ROULPE, MAVISE
MAVISE
Oui c'est une infamie Vous nous avez trompées Vous vous êtes moqués De femmes malheureuses Je veux voir à l'instant Ce monsieur Van Diemen Je veux qu'on nous ramène Dans notre beau pays
ANSALDIN
Oh je l'attendais cette colère Cette fureur vous êtes injuste Nous vous avons sauvées de la mort Et de la plus affreuse tristesse Qu'auriez- vous fait là-bas dites-moi Simples cellules madréporiques Des attols monstrueux et dolents Qui montent à la surface affreuse Du tragique océan humain D'ici vous dominez l'univers
MAVISE
Qu'importe Le devoir C'est de rester là- bas C'est le devoir des femmes De panser les blessures De consoler les cœurs
�� � COULEUR DU TEMPS 715
ANSALDIN
C'est donc Nyctor qui avait raison Il ne voulait pas que vous veniez
M AVISE
Si vous aviez tout dit Vous auriez bien agi J'ai cru que simplement Vous vouliez nous mener Hors du champ de bataille Et non à l'Equateur Pour y chercher la paix Mais elle est cette paix Seulement dans les cœurs Et c'est le savez-vous Le devoir accompli
AKSALDIN
Pardonnez-moi car en vous voyant
J'ai été séduit et attiré
Puis j'ai compris qu'ainsi que moi-même
Vous aimiez avant tout la science
Et il me sembla que vous étiez
Pareille au terrain où lentement
Par hasard et par mille chimies
Se forment ces pierres précieuses
Qui taillées et polies sont si belles.
M AVISE
La beauté est en tout Le devoir accompli
�� � yiô LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Voulez-vous donc n'être que l'esclave Des grandes paroles collectives
MAVISE
Mais ces grandes paroles désignent Des êtres véritables Patrie Nationalités ou bien races Dont nous sommes une particule Que dire d'un globule du sang D'une simple cellule du corps Qui se refuserait à remplir Sa fonction
ANSALDIN
Soit et cependant Hors vos états policés ou non Du sang il naît un ordre nouveau Il naît un état un grand état La nation de ceux qui ne veulent Plus de mots souverains plus de gloire Et comme les premiers chrétiens Ils sont tous prêts dans la douleur Prêts à devenir universels
Le Christ acquit aux hommes
Leurs droits spirituels
Et la France inventa
Leurs droits philosophiques
Dans cette île déserte
Proclamons donc enfin Leurs droits physiques et politiques-
�� � COULEUR DU TEMPS 7I7
M A VISE
Nous n'avons pas le droit D'abandonner ainsi Les morts et les vivants
ANSALDIN
Voiis êtes esclave de paroles
MAVISSE
Ramenez-nous dans notre pa3's
ANSALDIN
Il naît une catholicité
Fondée seulement sur la science
Et sur l'intérêt immédiat
Des hommes ne serait-il pas juste
Dites-moi que leur tranquillité
Allât de pair avec les progrès
De l'industrie
MAVISSE
Folie O folie Ramenez-nous dans notre pays Allez chercher monsieur Van Diemen Je vous attends ici
ANSALDIN
J'obéis
SCÈNE III MAVISE
M AVISE
Peut-être me trompé-je Les femmes souffrent tant
�� � 7l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Et moi j'ai tant souffert
Mille pensées m'assaillent
Je ne me connais plus
Je crie contre le rapt
Qui m'a menée ici
Et au fond de moi-mêm.e
Je me sens presque heureuse
O vie ô vie instable
Je suis comme un jardin
Que le vent ou la pluie
Peut d'un instant à l'autre
Défleurir Vie passée
Violente et sublime
Et quelle fille étais-je
J'allais me marier
Et l'amour est sous terre
Mais qu'eût été l'amour
Je ne sais je ne sais
Je sais que je suis belle
Comme un champ de bataille
Tout l'amour crie vers moi
L'amour de tous les hommes
L'amour de tous les êtres
De toutes les machines
Mais puis-je puis-je aimer
Moi ivre de devoir
Ivre d'être assaillie
Par les tentations
Ivre d'y résister
A moi ivre de lutte
On voudrait imposer
�� � COULEUR DU TEMPS "JIJ
La paix ignoble et triste De cette île déserte Non il faut que je parte Il faut qu'on me ramène Dans cette humanité Pleine d amour et de haine Mais j'hésite à partir Comme un nouveau devoir A surgi dans mon âme A grandi dans mon cœur Un devoir vis à vis De cet enfant Nyctor Qui se tient à l'écart Honteux d'être parti Honteux d'être poète Honteux d'être vivant
SCÈNE IV MAVISE, NYCTOR
NYCTOR
Etes-vous donc égarée Mavise
MA\aSE
Non j'ai prié monsieur Ansaldin De retrouver monsieur Van Diemen
NYCTOR
Ah \'ous êtes outrée de ce rapt Je vous devine et je vous approuve Oui vous voulez repartir là-bas C'est juste et je suis un grand coupable
�� � 720 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Car moi seul de mes trois compagnons Savais quel crime nous commettions En vous entraînant sans vous le dire Loin du jardin des explosions
M AVISE
Votre regard m'enivre Nyctor Et vous devinez bien mes pensées L'humanité tout entière parle Par votre voix si harmonieuse L'humanité dont je suis l'épouse Depuis que mon fiancé est mort
NYCTOR
Je ne suis qu'un poète une voix De l'infini une faible voix
MAVISE
Oui il y a dans votre réser\-e !
Dans votre goût de la solitude
Quelque chose Nyctor qui m'échappe
Et qui pourtant m'attire écoutez
Et cependant j'avais renoncé
A la chimie trompeuse des cœurs
L'amour c'était pour moi une armée
M'assaillant m'assiégeant mais vaincue
Savante je rêvais d'un bonheur
Fondé sur le devoir accompli
Et sur la liberté de chercher
La lutte mais oui toujours la lutte
De l'humanité contre mon cœur
De mon cerveau contre la nature
�� � COULEUR DU TEMPS 72 I
NYCTOR
Et VOUS voilà réduite à la paix
MAVISE
Que de sphinx rôdent autour de moi Tous m'ont crié devine devine Et à chacun d'eux je voudrais bien Pouvoir répondre j'ai deviné Quel monstre singulier êtes-vous Qui ne me proposez pas d'énigme Dites-moi voulez-vous que je reste
NYCTOR
Votre devoir
MAVISE
Je le sacrifie
NYCTOR
Vos souvenirs
MAVISE
Je les sacrifie
NYCTOR
O femme ô femme plus mécanique Plus mécanique que les machines L'âme des canons est plus sensible Que l'âme de la femme il ne crie En elle que l'instinct de l'espèce
MAVISE
Je suis une femme bien étrange Et aussi esseulée que vous l'êtes Je cherche la formule savante
�� � 722 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Qui contiendrait la toute-puissance Permettez Nyctor que je m'éclaire A la flamme de votre cerveau Nous unirons si vous le voulez La science avec la poésie Ainsi qu'il fut au commencement Mais non non je m'égare Nyctor Je ne sais plus rien Nyctor plus rien J'ai tout oublie tout oublié Et de plus je n'ai rien deviné Oui il faut aimer sans rien savoir
NYCTOR
Aimer c'est sans doute la formule De la puissance absolue aimer Mais qui peut aimer à volonté
MAVISSE
Celui qui ne fuit pas le danger
NYCTOR
C'est vrai le danger est à la vie Comme le sublime est au poète Mais que cela est loin de l'amour Tiens voici Ansaldin il vous aime Adieu
MAVISE
Est-ce la paix entre nous
NYCTOR
Adieu
�� � COULEUR DU TEMPS 723
SCÈNE V LES MÊMES, AXSALDIN DE ROULPE, LE SOLITAIRE
ANSALDIN
J'ai parcouru toute l'île
Ne vous en allez donc pas Nyctor
Je n'ai pas rencontré Van Diemen
MAVISE
Oh il ne doit pas être bien loin
ANSALDIN
\oici le seul habitant de l'île
LE SOLITAIRE
Je vous le répète fuyez donc Ce volcan le maître de cette île Se réveille fuyez avant peu Il dévastera tout mais fuyez Ou bien vous périrez avec moi Fuyez Fuyez
SCÈNE VI LES MÊMES, VAN DIEMEN, MADAME GIRAUME
ANSALDIN
Cet honmie a bien raison En errant dans l'île j'ai bien vu Le grave danger qu'il nous annonce
Le solitaire est sur le point de s'évanouir.
VAN DIEMEN
Qu'avez-vous
�� � 724 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MADAME GIRAUME
Cet homme meurt de faim
LE SOLITAIRE
Non non mais laissez-moi me remettre Depuis dix ans je n'ai pas parlé Avec un être humain
ANSALDIN
Quelle paix
LE SOLITAIRE
Oui si on peut appeler ainsi La dure lutte avec la nature Avec les animaux les insectes
VAN DIEMEN
Venez avec nous pourquoi rester
NYCTOR
Oui venez
LE SOLITAIRE
Je n'en ai pas le droit Le devoir me retient dans cette île
ANSALDIN
Quel est donc cet austère devoir
LE SOLITAIRE
Le devoir d'expier un grand crime Mais vous êtes là comme des juges Vous qui vous envolerez bientôt O multiple oiseau inattendu Je vais vous dire ce que j'expie
�� � COULEUR DU TEMPS 725
Vous jugerez et vous partirez Tandis que vous vous envolerez Un feu mortel me purifiera
VAN DIEMEN
Parlez
NYCTOR
Parlez
LE SOLITAIRE
Mes compatriotes M'ayant accablé sous l'injustice Je me suis vengé en trahissant Puis je fus justement condaniné Tandis que le navire voguait Vers le lieu où l'on me déportait Je me suis évadé à la nage Et je n'ai pas le droit de partir J'ai moi-même choisi ma prison Quand on a conscience du crime On ne s'évade pas de prison Tant qu'on n'a pas encore expié Et je n'ai pas encore expié J'ai mené une vie admirable Dans sa sauvagerie une vie De luttes dont je fus le vainqueur Laissez moi laissez-moi donc adieu J'ai voulu choisir le châtiment Et non l'éviter Adieu fuyez Adieu je ne suis qu'un criminel
NYCTOR
Vous le fûtes
�� � J26 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
LE SOLITAIRE
Qu'entends-je merci
VAN DIEMEN
Mais si vous tenez à expier Vous n'avez pas le droit de mourir Il faut vivre et souffrir
LE SOLITAIRE
Est-ce vrai
ANSALDIN
Venez avec nous
LE SOLITAIRE
Qui êtes-vous
ANSALDIN
Des hommes qui voient en vous un homme Comme les autres pendant qu'ailleurs Les autres s'entretuent
LE SOLITAIRE
Où cela
VAN DIEMEN
Là-bas Dans tous les pays
LE SOLITAIRE
O joie O joie on peut donc verser son sang On peut mourir honorablement On peut mourir glorieusement Emmenez-moi aux pays sanglants Je mourrai pour ceux que j'ai trahis Je réparerai enfin mon crime
�� � COULEUR DU TEMPS 727
Juges descendus du ciel dans l'île Voulez-vous m'absoudre de mon crime Et suis-je un homme comme les autres Un homme ayant le droit de mourir En poussant le cri de la bravoure Un homme dont le sang peut couler Comme un fleuve où je me laverai
VAX DIEMEN
Oui nous vous jugeons et votre crime Est remis mais venez avec nous Quand nous aurons trouvé le pays Où gît cette paix que nous cherchons Nous vous ramènerons aux pays Où le sang coule
ANSALDIN
Vite Venez Vite il est grand temps d'appareiller Nous gagnerons le pôle venez
MAVISE
Ce traître a plus fortement que nous Le sentiment de son devoir
NYCTOR
Ah voyez le volcan jette des flammes La lave jaillit c'est la nature Qui se déclare notre ennemie
ANSALDIN
Venez
NYCTOR
Voyez donc comme est terrible Cette paix que nous cherchons en vain
�� �
Entre ciel et terre
NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN, LE SOLITAIRE,
MADAME GIRAUME, MAVISE
Puis les voix des Dieux
VAN DIEMEN
C’est un éblouissement affreux Ansaldin vous montez bien trop haut Le soleil aujourd’hui a vraiment Un éclat qu’on ne peut soutenir
ANSALDIN
Il faut cependant monter encore Voyez ces gros nuages qui montent Et nous montons pour fuir la tempête
MAVISE
Oh certains ont une forme humaine D’autres nuages ont l’air de monstres
NYCTOR
Oui VOUS avez raison et depuis un quart d’heure Je les vois arriver ce sont les dieux Mavise Les dieux oui tous les dieux de notre humanité Qui s’assemblent ici et c’est sans aucun doute Bien la première fois que cela leur arrive Les dieux de pierre et d’or les dieux de la matière Et ceux de la pensée viennent vers le soleil ■COULEUR DU TEMPS 729
L'univers sous leur ombre oscille de terreur
Et l'atmosphère même en est toute troublée
Bel fend l'immensité avec ses douze cornes
Tous les temples se sont ouverts et tous les dieux
Sont venus de partout pour parler au soleil
Tous sont bons même ceux qui aiment les victimes
Ils ont toujours voulu la paix de leurs croyants
La plupart aiment l'homme et voudraient qu'il soit bon
ils voudraient que jamais il ne donnât la mort
Ils veulent qu'à eux seuls s'immolent les hosties
Gages sacrés de paix entre l'homme et la vie
Les plus sanglants les plus cruels aiment la paix
Et c'est pourquoi ils viennent tous se concerter
Avec ce grand soleil qui nous vivifie tous
Voyez ces dieux ce sont une mer déchaînée
C'est un grand incendie qui s'avance et qui gronde
Voici les vieux génies taureaux au front humain
Dont la barbe ruisselle et coiffés de la mitre
Tous ces dieux monstrueux obscurcissent l'azur
Les dieux de Babylone et tous les dieux d'Assur
Voici Melquarth le nautonier et le moloch
L'affamé qui toujours nourrit son ventre ardent
Baal au nom multiple adoré sur les côtes
Ce tourbillonenment Belzébuth Dieu des mouches
Et des champs de bataille écoutez écoutez
Tanit vient en criant et Lilith se lamente
Et sur un trône fait de flammes étagées
D'anges épouvantés et de bêtes célestes
Terrible et magnifique entouré d'ailes d'or
De cercles lumineux à la lueur mouvante
Jéhovah le jaloux dont le nom épouvante
47
�� � 730 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Arrive fulgurant infini adorable
Voici des dieux toujours des dieux toujours des dieux
Tous les antiques dieux venus des pyramides
Les sphinx les dieux d'Egypte aux têtes d'animaux
Les nomes Osiris et les dieux de la Grèce
Les muses les trois sœurs Hermès les Dioscures
Jupiter Apollon tous les dieux de Virgile
Et la tragique croix d'où le sang coule à flots
Par le front écorché par les cinq plaies divines
Domine le soleil qui l'adore en tremblant
Voilà les manitous les dieux américains
Les esprits de la neige et leurs mouches ganiqucs
Le Teutatès gaulois les walk3Ties nordiques
Les temples indiens se sont aussi vidés
Tous les dieux assemblés pleurent de voir les hommes
S'entretuer sous le soleil qui pleure aussi
LES VOIX DES DIEUX
Soleil ô vie ô vie
Apaise les colères
Console les regrets Prends en pitié les hommes Prends en pitié les Dieux Les Dieux qui vont mourir Si l'humanité meurt
�� � COULEUR DU TEMPS 73 I
SCÈNE II
Le Pôle Sud
LE SOLITAIRE, NYCTOR, ANSALDIN DE ROULPE, VAN DIEMEN,
MADAME GIRAUME, MAVISE.
VAN DIEMEN
Nous voici au pôle mes amis Est-ce ici le séjour de la paix Ansaldin vous nous avez promis De nous rendre la vie agréable Et nous tremblons de froid et de peur
NYCTOR
Hélas
MAVISE
Parfois le sommeil me gagne Comme si tout se glaçait en moi
MADAME GIRAUME
Moi je regrette un petit balcon Donnant sur une rue peu passante Et le bruit très lointain des tramways Banquise de souvenirs glacés
MAVISE
Souvenirs Souvenirs
LE SOLITAIRE
Mais j'espère Que nous ne resterons pas longtemps Dans ce désert vous jm'avez promis De me ramener dans les pays Du grand courage individuel
�� � 732 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
La blancheur souveraine qui brille Partout est l'image de la paix Implacablement froide la paix Vers laquelle monsieur Ansaldin De Roulpe nous a enfin menés Nous ne tarderons pas à connaître Cette paix dans toute son horreur
MADAME GIRAUME
La profonde et l'éternelle mort
VAN DIEMEN
De fortes brises accompagnées
De durs flocons de neige voyez
Font rage continuellement
Et couvrent tout d'un brouillard livide
Fait d'embrun et de l'humidité
Congelée de l'atmosphère
NYCTOR
Hélas
VAN DIEMEN
Mais si monsieur Ansaldin de Roulpe Réussit ses miracles savants
ANSALDIN
Mais ne vous impatientez pas J'organiserai tout savamment Logis chauffage éclairage tout Et je tirerai tout de la glace
NYCTOR à VAN DIEMEN
Il ne faut pas trop compter sur lui Je crois bien qu'il est devenu fou
�� � COULEUR DU TEMPS 735
Si je savais mener l'avion Nous repartirions oui Ansaldin Est fou et nous ne tarderons pas A le devenir aussi nous tous La mort nous attend Adieu Mavise . Il me semble que ma pensée se gèle
MAVISE
Ma parole se glace au sortir De ma bouche
MADAME GIRÂUME
Je me sens mourir
ANSALDIN
Ne désespérez pas je vous prie Mais ayez tous confiance en moi Et je vois déjà la cité blanche Qui bientôt s'élèvera ici Je ferai jaillir une lumière Toutes les banquises brilleront Comme des diamants
MAVISE
C'est fou
ANSALDIN
Et des palais seront nos demeures La terre donnera la chaleur Des profondeurs une vie magique Va naître ici bientôt
LE SOLITAIRE
Mais je veux Aller au pays où Ton se bat O souvenirs cruels souvenirs
�� � 734 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
Le froid augmente en mourant ici
Nous aurons la consolation
De ne point tomber en pourriture
Dans des siècles nous serons intacts
Comme si nous dormions car la mort
Ce n'est pas la putréfaction
Dans ce lieu merveilleux de la paix
Mais seulement un sommeil sans fin
VAN DTEMEN
Allons ne nous abandonnons pas Au désespoir et séparons-nous Pour aller tous à la découverte Pour ma part parmi les blocs épars Je vais sur ces pentes de cristal Reconnaître notre blanc royaume
SCÈNE III MAVISE, NYCTCR
NYCTOR
Leurs silhouettes dans le brouillard Sont comme des fantômes
MAVISE
Hélas Vous êtes cruel Nyctor oui vous l'êtes Vous avez écarté tout espoir Nous n'avons plus foi dans Ansaldin C'est votre faute
�� � COULEUR DU TEMPS 735
NYCTOR
Mais il est fou
MAVISE
La folie a fait de grandes choses
Le doute est toujours cause de mort
Sachez qu'on peut tout utiliser
Même les aurores boréales
Qui splendides marchent dans le ciel
En froissant leur grand manteau de soie
NYCTOR
Mais nous sommes plus près de la mort Plus près qu'avec une mitrailleuse Braquée sur notre poitrine
MAVISE
Quoi Oh lâche je vous méprise L'homme N'est-il pas en tous lieux et toujours En dancrer Fou ou non Ansaldin Espère Vous rêvez à la mort Puisque vous avez votre bon sens Sauvez-nous inventez soyez homme
NYCTOR
O nuit ô splendide nuit où rampent Les célestes bêtes de phosphore Belles musiques agonisant Dans la rondeur de l'immensité Je jouis pleinement de la paix De ces splendeurs et de ces blancheurs Et l'éternité qui les fit naître Ne les verra jamais mourir
�� � 736 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
MAVISE
Ah Il est devenu fou il est fou Tous sont devenus fous
NYCTOR
C'est je crois Une promesse d'éternité Que mourir dans cette froide paix Mais je vais aller me promener
MAVISE
J'ai peur de lui j'ai peur d'être seule
(^Elk crié) Venez tous au secours au secours
SCÈNE w
Un autre site du pôle avec une banquise de glace trans- parente qui renferme un corps de femme LA FEMME DANS LA BANQUISE DE GLACE, NYCTOR
NYCTOR entrant Comme elle est belle mais je suis fou Est-ce possible ou n'est-ce qu'un songe Je vois bien devant moi la beauté L'adorable beauté de mes rêves Elle est plus belle que dans les livres Toutes les imaginations Des poètes n'avaient supposé Elle est plus belle que ne fut Eve Plus belle que ne fut Eurydice Plus belle qu'Hélène et Dalila Plus belle que Didon cette Reine
�� � COULEUR DU TEMPS 737
Et que non Saloméla danseuse
Que ne fut Cléopâtre et ne fut
Rosemonde au palais Merveilleux
O beauté je te salue au nom
De tous les hommes de tous les hommes
C'est moi qui t'avais imaginée
C'est moi qui t'ai enfin inventée
Je t'ai créée fille de mes rêves
Je t'adore ma création
SCÈNE V LES MÊMES, ANSALDIN DE ROULPE
ANSALDIN
Que vois-je quelle est cette merveille Mais c'est là un phénomène unique On parle de mammouths millénaires Retrouvés intacts en Sibérie C'est une femme Et quelle beauté Voilà voilà la vie immortelle La paix harmonieusement belle C'est la science parfaite et pure C'est la plus belle qu'on puisse voir Et cependant elle est plus antique Que la plus antique des beautés Qu'aient jamais célébrée les poètes Elle est vraie ce n'est pas un prestige Elle est là derrière cette glace C'est la beauté la jeunesse même Et c'est l'être le plus ancien
�� � 738 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
NYCTOR
Ne serait-ce pas Eve elle-même
ANSALDIN
Qu'importe son nom c'est la science Celle que depuis les origines Le froid de la paix a conservée Belle et pure à jamais
NYCTOR
Et je l'aime
ANSALDIN
Arrière qui donc ose l'aimer
NYCTOR
Moi je l'adore et elle est à moi A moi seul qui l'ai vue le premier
ANSALDIN
Mais qu'importe elle n'est qu'à moi seul Puisque seul je puis la conserver Je suis seul à pouvoir assurer La perpétuité de sa beauté
NYCTOR
. Et moi je l'idéaliserai
ANSALDIN
Et moi je la sauvegarderai
NYCTOR
C'est l'idéal
ANSALDIN
Non c'est la science Mais quelle gloire pour un savant
�� � COULEUR DU TEMPS 739
Je la transporterai en Europe
Et quelle gloire m'entourera
La gloire même de sa beauté
Devant quoi pâliront les artistes
Devant quoi pâliront les poètes
On bâtira un musée pour elle
Ce sera son palais éternel
Où elle survivra à jamais
On y portera ce bloc de glace
Sans cesse jour et nuit des machines
Seront occupées à la garder
Froide et dure transparente comme
Un diamant oui un diamant
Un immense diamant de glace
C'est la seule splendeur qui soit digne
De sa beauté précieuse et pure
NYCTOR
Mais si vous ne m'aviez pas suivi Vous n'auriez pas trouvé cette femme Avouez qu'elle est à moi
ANSALDIN
A moi
NYCTOR
Elle est à moi qui l'ai inventée
ANSALDIN
A moi qui peux la sauvegarder
NYCTOR
Mais elle est la fille de mes rêves Et de mon imagination
�� � 740 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Mais elle est une réalité
Elle est à la science et non pas
A l'irréelle poésie
SCÈNE VI LES MÊMES, VAN DIEMEN
VAN DIEMEN Ah
Je ne rêve pas non Qu'elle est belle
NYCTOR
Elle est à moi
ANSALDIN
Non elle est à moi
VAN DIEMEN
Elle est à moi oui elle est'à moi Car c'est moi qui suis venu ici Et VOUS ne m'avez suivi que grâce A la bonté que j'eus de vous prendre Avec moi est-ce vrai Répondez Sans moi vous seriez restés là-bas La voilà la paix la belle paix L'immobile paix de nos souhaits Elle est à moi partez mais partez
ANSALDIN
Elle est à moi
NYCTOR
Elle n'est qu'à moi
�� � COULEUR DU TEMPS 74 I
SCÈNE \' I I LES MÊMES, LE SOLITAIRE
LE SOLITAIRE
Qu'elle est belle A vous cette merveille Non non Elle est à moi tout seul Elle est à moi et non pas à vous Des fous des trompeurs Je veux Que vous vous en alliez laissez-moi J'ai été longtemps seul laissez-moi Avec elle je veux vivre ici Allez vous-en mais allez vous-en Je vous ai tous sauvés de la mort Dans l'île volcanique est-ce vrai Laissez cette femme solitaire Au solitaire que j'ai été Allez vous-en donc je vous en prie Elle est à moi et non pas à vous
X YCTOR
Eve modèle de la beauté
ANSALDIN
La science qui ne change pas
VAN DIEMEN
Immobile et très belle à jamais
C'est la paix même que nous cherchons
LE SOLITAIRE
Puisque vous le voulez ce sera Pour elle que nous nous battrons
�� � 742 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ANSALDIN
Soit
VAN DIEMEN
Jusqu'à la mort
NYCTOR
Oui jusqu'à la mort
Ils se battent.
SCÈNE VIII
LES MÊMES, MADAME GIRAUME, MAVISE,
VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
MAVISE
Et voilà cette paix qu'on cherchait Cette immobile paix pour laquelle Ils se battent ces malheureux fous
VAN DIEMEN
Ah je meurs Assassins Assassins
MAVISE
Quelle horreur et nous vivrons encore Jusqu'à ce que le froid souverain Faisant tourbillonner un grand vent Sur nos silhouettes accroupies Crie désespérément son triomphe
NYCTOR
Je meurs avec joie pour sa beauté
ANSALDIN
Je meurs satisfait j'ai tout connu
LE SOLITAIRE
Ah il nVa tué mon sang me lave
�� � COULEUR DU TEMPS 743
M A VISE '
Voilà cette paix si blanche et belle
Si immobile si morte enfin
La voilà cette paix homicide
Pour laquelle les hommes se battent
Et pour laquelle les hommes meurent
MADAME GIRAUME
O mon fils je t'avais oublié Tu mourus en faveur de la vie Nous mourons d'une paix qui ressemble à la mort
VOIX DES MORTS ET DES VIVANTS
Adieu Adieu il faut que tout meure
GUILLAUME APOLLINAIRE
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