Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7530

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 310-312).
7530. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 15 avril.

Après douze accès de fièvre dont je me suis tiré tout seul, je remplis, en revenant pour quelque temps à la vie, un des devoirs les plus chers à mon cœur, en vous renouvelant, monseigneur, un attachement qui ne peut finir qu’avec moi.

Je dois d’abord vous dire, comme au chef de l’Académie, que j’ai fait à l’égard de la religion tout ce que la bienséance exige d’un homme qui est d’un corps à qui le mépris de ces bienséances pourrait attirer une partie des reproches que l’on eût faits à ma mémoire. J’ai déclaré même que je voulais mourir dans la religion professée par le roi, et reçue dans l’État. Je crois avoir prévenu par là toutes les interprétations malignes qu’on pourrait faire de cette action de citoyen, et je me flatte que vous m’approuvez. Je suis d’ailleurs dans un diocèse ultramontain, gouverné par un évêque fanatique, qui est un très-méchant homme, et dont il fallait désarmer la superstition et la malice.

Si on vous parlait de cette aventure par hasard, j’espère que vous me rendrez la justice que j’attends de la bonté de votre cœur, si vous savez railler ceux qui vous sont attachés, vous savez encore plus leur rendre de bons offices ; et je compte plus sur votre protection que sur vos plaisanteries, dans une occasion qui, après tout, ne laisse pas d’avoir quelque chose de sérieux.

Une chose non moins sérieuse pour moi est la dernière lettre dont vous m’avez honoré. Vous m’y disiez que vous aviez daigné commencer un petit écrit dans lequel vous aviez la bonté de m’avertir des méprises où je pouvais être tombé sur quelques anecdotes du siècle de Louis XIV. Si vous aviez persisté dans cette bonne volonté, j’en aurais profité pour les nouvelles éditions qui se font à Genève, à Leipsick, et dans Avignon.

Il y a à la vérité dans cette histoire quelques anecdotes bien étonnantes : celle de l’homme au masque de fer, dont vous connaissez toute la vérité ; celle du traité secret de Louis XIV avec Léopold, ou plutôt avec le prince Lobkovitz, pour ravir la Flandre à son beau-frère encore enfant, traité singulier qui existe dans le dépôt des affaires étrangères, et dont j’ai eu la copie ; la révélation de la confession de Philippe V, faite au duc d’Orléans régent par le jésuite d’Aubenton[1], friponnerie plus ordinaire qu’on ne croit, et dont M. le comte de Fuentes et M. le duc de Villa-Hermosa ont la preuve en main ; la conduite et la condamnation de ce pauvre fou de Lally, d’après deux journaux très-exacts ; enfin je n’ai écrit que les choses dont j’ai eu la preuve, ou dont j’ai été témoin moi-même. Je ne crois pas que jamais aucun historien ait fait l’histoire de son temps avec plus de vérité, et en même temps avec plus de circonspection ; mais, de toutes les vérités que j’ai dites, les plus intéressantes pour moi sont celles qui célèbrent votre gloire. Si je me suis trompé dans quelques occasions, j’ai droit de m’adresser à vous pour être remis sur la voie. Vous savez que Polybe fut instruit plus d’une fois par Scipion.

Il y aura incessamment une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, in-4°[2]. M. le comte de Saint-Florentin m’a mandé qu’il n’y aurait aucun inconvénient à la présenter au roi ; mais je ne ferai rien sans votre approbation. Vous savez que je suis sans aucun empressement sur ces bagatelles. Je sais, il y a longtemps, avec quelle indifférence elles sont reçues, et qu’on ne doit guère attendre de compliments que de la postérité : mais daignez songer que j’ai travaillé pour elle et pour vous. Je touche à cette postérité, et vos bontés me rendent le temps présent supportable.

Agréez, monseigneur, mon tendre respect.

  1. Voyez, tome XXX, le cinquième des Articles extraits du Journal de politique et de littérature.
  2. Formant les tomes XI et XII de l’édition in-4°.