Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7287

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 64-66).
7287. — À M. DEPARCIEUX[1].
À Ferney, le 17 juin.

Je déclare, monsieur, les Parisiens des Welches intraitables et de francs badauds, s’ils n’embrassent pas votre projet. Je suis de plus assez mécontent de Louis XIV, qui n’avait qu’à dire Je veux, et qui, au lieu d’ordonner à l’Yvette de couler dans toutes les maisons de Paris, dépensa tant de millions au canal inutile[2] de Maintenon.

Comment les Parisiens ne sont-ils pas un peu piqués d’émulation, quand ils entendent dire que presque toutes les maisons de Londres ont deux sortes d’eau qui servent à tous les usages ? Il y a des bourses très-fortes à Paris, mais il y a peu d’âmes fortes. Cette entreprise serait digne du gouvernement ; il taille aux Parisiens leurs morceaux comme à des enfants à qui on ne permet pas de mettre la main au plat ; mais le gouvernement[3]

a-t-il six millions à dépenser, toutes charges payées ? C’est de quoi je doute fort. Ce serait à ceux qui ont des milliers[4] de quarante écus[5] de rente à se charger de ce grand ouvrage ; mais l’incertitude du succès les effraye, le travail les rebute, et les filles de l’Opéra l’emportent sur les naïades de l’Yvette : je voudrais qu’on pût les accorder ensemble. Il est très-aisé d’avoir de l’eau et des filles.

Comment M. Bignon[6], le prévôt des marchands, d’une famille chère aux Parisiens, et[7] qui aime le bien public, ne fait-il pas les derniers efforts pour faire réussir un projet si utile ? On bénirait sa mémoire. Pour moi, monsieur, qui ne suis qu’un laboureur à Quarante écus et[8] aux pieds des Alpes, que puis-je faire ?

sinon de plaindre la ville où je suis né et conserver pour vous une estime très-stérile. Je vous remercie, en qualité de Parisien : et quand mes compatriotes cesseront d’être Welches, je les louerai en mauvaise prose et en mauvais vers tant que je pourrai.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous méritez, etc., serviteur[9].

Voltaire.

Si M. Delalande[10] est à Paris, je vous supplie de vouloir bien lui présenter mes remerciements et mes respects[11].

  1. Voyez lettre 6943, tome XLV, page 318.

    M. Victor Advielle a publié en 1872 un nouveau texte plus complet de cette lettre, sur lequel il donne les explications suivantes :

    « L’édilité parisienne songea à diverses époques, mais surtout au xviiie siècle, à rendre plus confortable pour tous la grand’ville d’Henri IV.

    « Parmi ceux qui se préoccupèrent alors de l’hygiène de la ville de Paris, il faut citer en première ligne le modeste et savant Antoine Deparcieux1, membre de l’Académie des sciences et auteur célèbre des Tables de probabilité de la durée de la vie humaine.


    « Aussi la municipalité de Paris, reconnaissante même d’une entreprise non réalisée, a donné le nom de ce savant à l’une des rues de la grande cité : c’était justice, car Deparcieux est mort victime de son zèle désintéressé pour le bien public.

    « Le 13 novembre 1762, Deparcieux lut, en assemblée générale de l’Académie des sciences, un Mémoire sur la possibilité d’amener à Paris, à la même hauteur à laquelle arrivent les eaux d’Arcueil, mille à douze cents pouces d’eau, belle et de bonne qualité, par un chemin facile et par un seul canal ou aqueduc.

    « Ce hardi projet, longtemps élaboré, consistait à conduire à l’endroit le plus élevé de Paris, par un canal de six à sept lieues de long, la petite rivière de l’Yvette, pour être distribuée, de là, dans tous les quartiers, afin d’en laver perpétuellement les rues, toujours trop infectées, et rendre par ce moyen l’air salubre. C’était, ajoutent les chroniqueurs du temps, renouveler en quelque sorte la magnificence de l’ancienne Rome ».

    « Les eaux de l’Yvette avaient été analysées par d’éminents chimistes, et la de médecine elle-même avait jugé, le 10 novembre 1766, que ces eaux pouvaient fournir une boisson salubre aux habitants de Paris ».

    « L’attention publique fut naturellement dirigée pendant quelque temps vers ce projet, et le mémoire précité fut reçu comme il méritait de l’être par les citoyens éclairés ; mais ceux dont ce projet contrariait les vues usèrent de leur influence pour le faire échouer. De sorte que Deparcieux fit en vain appel au souverain, aux capitalistes, à la municipalité ; il ne reçut de toutes parts que de platoniques encouragements, son projet fut enfin approuvé en principe ; mais il était trop tard : le chagrin avait tué Deparcieux.

    « De sa retraite de Ferney, Voltaire, l’épistolier par excellence, daigna s’intéresser au projet de Deparcieux, et lui écrivit sur ce sujet deux lettres qui ont été reproduites dans les recueils de sa volumineuse correspondance.

    « La seconde en date est du 17 juin 1768.

    « Un heureux hasard nous a fait découvrir, dans la bibliothèque du ministère des finances, avant l’incendie du mois de mai 1871, qui a détruit cette précieuse collection, et parmi plusieurs brochures de Deparcieux, une copie manuscrite2 du temps de cette seconde lettre. « Notre copie est plus complète que les textes imprimés ; elle renferme notamment un post-scriptum relatif à Delalande. »


    1. Né près de Nîmes en 1703, mort à Paris le 2 septembre 1768. Successivement membre de l’Académie des sciences de Montpellier, de Paris, de Berlin, de Stockholm. Il demeurait à Paris, rue de Bourbon (faubourg Saint-Germain), No 36.

    2. Cette copie avait été faite, sans nul doute, d’après l’original. En tête se trouvait ces mots : Coppie d’une lettre de Voltaire à M. Deparcieux.

  2. Inutile n’est pas dans Beuchot.
  3. Ces mots, depuis il taille, jusqu’à a-t-il six millions, ne sont pas dans Beuchot.
  4. Beuchot donne millions, ce qui est peut-être excessif.
  5. Allusion à l’Homme aux quarante écus, tome XXI.
  6. Le texte manuscrit porte, comme il convient, M., tandis qu’il y a monsieur dans le texte imprimé de Beuchot.

    Il manque au texte imprimé de Beuchot et d’Avenel le mot Bignon, ce qui explique l’annotation, en renvoi, après marchands, de la note suivante : « Le prévôt des marchands était, depuis 1764, Armand-Jérôme Bignon, qui était aussi bibliothécaire du roi. 1711-1772. » (V. Adv.)

  7. Et n’est pas dans Beuchot.
  8. Cette conjonction et n’existe que dans le texte imprimé ; en outre, les mots au pied' des texte Beuchot et Avenel sont au pluriel dans le texte manuscrit. Beuchot sépare les mots faire et sinon par une virgule. Nous mettons là un ? comme le porte le manuscrit et comme l’exigent les règles de la ponctuation. C’est pour les mêmes motifs que nous avons remplacé par un . le ? du texte imprimé après le mot stérile. (V. Adv.
  9. Addition de M. Advielle.
  10. Delalande (Pierre-Antoine), naturaliste, membre de l’Académie des sciences (1787-1821).
  11. Addition de M. Advielle