Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6471

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 398-399).

6471. — À MADAME LA LANDGRAVE DE HESSE[1].
Ferney, 25 août 1766.

Madame, permettez que j’adresse à Votre Altesse sérénissime les très-humbles remerciements des Sirven, et que je me mette avec eux à vos pieds. Les derniers mots de la lettre dont Votre Altesse sérénissime m’honore ont consolé ma vieillesse et échauffé les restes languissants de mon âme. Vous détestez la tyrannie et la superstition ; inspirez, madame, ces nobles sentiments à tous ceux qu’un mot de votre bouche et un seul de vos regards persuadent. Vous avez l’empire de la beauté et celui de la philosophie. Que n’ai-je pu, avant d’achever ma vie, venir vous faire ma cour, vous voir, vous entendre, vous respecter, et bénir le ciel et la nature qui produisent des êtres tels que vous, pour les opposer apparemment aux monstres qui affligent la terre !

Grimm a, sans doute, mandé à Votre Altesse sérénissime comment les singes se sont changés en tigres chez les Welches, et comment le chevalier de La Barre a été condamné à être jeté dans les flammes pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins, et pour avoir chanté deux chansons faites sur la Madeleine, il y a plus de quatre-vingts ans.

Ce gentilhomme était le fils d’un lieutenant général des armées, et aurait été un excellent officier ; il n’avait que vingt et un ans ; il est mort avec le courage d’un guerrier et avec la tranquillité de Socrate.

On prétend que le parlement a fait périr ce jeune gentilhomme par le plus horrible supplice, afin de se donner un relief de bon catholique auprès du clergé, qui l’a souvent accusé de sacrifier la religion à son animosité contre quelques évêques partisans des jésuites. C’est ainsi, madame, qu’on se joue de la vie des hommes chez un peuple qui passe (je ne sais pourquoi) pour être poli et humain. Je ne crois pas que, depuis quinze siècles, il se soit passé une seule année où l’Europe chrétienne n’ait vu de pareilles horreurs et de beaucoup plus abominables, toutes produites par la superstition et par le fanatisme ; et puis, on va tranquillement du spectacle de l’échafaud et du bûcher à celui de l’Opéra-Comique. La seule consolation de la manière dont la terre est gouvernée serait d’oublier à vos pieds tout ce qui rend le genre humain si odieux et si méprisable.

Votre Altesse sérénissime est si au-dessus des formules qu’après une telle lettre elle daignera souffrir que je lui présente mon profond respect, sans signer un nom odieux aux fanatiques.


V.

  1. Briefwechsel des Grossen Landgräfin Caroline von Hessen. — Von dr Ph-A.-F. Walther. — Wien, 1877, tome II, page 420.