Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6259

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 208-211).

6259. — À M. JABINEAU DE LA VOUTE[1].
4 février.

Monsieur, vous sentez bien que je suis partie dans la cause que vous défendez si bien ; je vous dois autant de remerciements que d’éloges ; votre mémoire me paraît convaincant.

Oserais-je vous supplier seulement de ne point faire sans correctif le triste aveu que les comédiens ont été déclarés infâmes à Rome ?

Premièrement, je ne vois point de loi expresse, permanente, et publiquement reconnue, qui prononce cette infamie. La loi dont les ennemis des arts triomphent est au titre ii du livre II du Digeste. Cette loi ne fait point partie des lois romaines, ce n’est qu’un édit du préteur, et cet édit changeait tous les ans. C’est Ulpien qui cite cet édit, sans dire à quelle occasion il fut promulgué, et dans quelles bornes il était renfermé. Ulpien est, chez les Romains, ce que sont, chez les Welches, Charondas, Rebuffe, et autres, qu’on n’a jamais pris pour des législateurs.

2° Il n’y a aucun jurisconsulte romain ni aucun auteur qui aient dit qu’on regardât comme infâmes ceux qui déclamèrent des tragédies et qui récitèrent des comédies sur les théâtres construits par les consuls et par les empereurs. Ne doit-on pas interpréter des édits vagues et obscurs par des lois claires et reconnues qui les expliquent ? Si l’édit rapporté au livre II du Digeste parle de l’infamie attachée à ceux qui in scenam prodeunt, la loi de Valentinien, qu’on trouve au titre iv du livre Ier du Code, donne le sens précis de la loi du préteur, citée au Digeste. Elle dit : Mimæ, et quæ ludibrio corporis sui quæstum faciunt, etc. Les mimes et celles qui prostituent leur corps, etc.

Or, certainement, les acteurs qui représentaient les pièces de Térence, de Varus, de Sénèque, n’étaient ni des mimes, ni des danseuses de corde qui recevaient des soufflets sur le théâtre pour de l’argent, comme Théodora, femme de Justinien, qui fit ce beau métier avant que d’être impératrice.

3° La loi du même Code, au titre De Lenonibus (des maquereaux et maquerelles), défend de forcer une femme libre, et même une servante, à monter sur la scène. Mais sur quelle scène ? et puis n’est-il pas également défendu de forcer une femme à se faire religieuse ?

4° L’article Mathematicos déclare les mathématiciens infâmes, et les chasse de la ville. Cela prouve-t-il que l’Académie des sciences est déclarée infâme par les lois romaines ? Il est évident que, par le terme mathematicos, les Romains n’entendaient pas nos géomètres, et que, par celui de mimes, ils n’entendaient pas nos acteurs. La chose est si évidente que, par la loi de Théodore, d’Arcadius, et d’Honorius, Si quis in publicis porticibus, etc. (livre II, titre xxxvi), il n’est défendu qu’aux pantomimes et aux vils histrions d’afficher leurs images dans les lieux où sont les images des empereurs. La source de la méprise vient donc de ce que nous avons confondu les bateleurs avec ceux qui faisaient profession de l’art, aussi utile qu’honnête, de représenter les tragédies et les comédies.

5° Loin que cet art, si différent de celui des histrions et des mimes, fût mis au rang des choses déshonnêtes, il fut compté presque toujours parmi les cérémonies sacrées. Plutarque est bien éloigné de rapporter l’origine de la tragédie à la fable vulgaire que Thespis, au temps des vendanges, promenait sur un tombereau des ivrognes barbouillés de lie, qui amusaient les paysans par des quolibets. Si les spectacles avaient commencé ainsi dans la savante Grèce, il est indubitable qu’on aurait eu d’abord des farces avant que d’avoir des poèmes tragiques : ce fut tout le contraire. Les premières pièces de théâtre, chez les Grecs, furent des tragédies dans lesquelles on chantait les louanges des dieux : la moitié de la pièce était composée d’hymnes. Plutarque nous apprend que cette institution vient de Minos ; ce fut un législateur, un pontife, un roi qui inventa la tragédie en l’honneur des dieux. Elle fut toujours regardée dans Athènes comme une solennité sainte : l’argent employé à ces cérémonies était aussi sacré que celui des temples. Montesquieu, qui se trompe presque à chaque page, regarde[2] comme une folie, chez les Athéniens, de n’avoir pas détourné, pour la guerre du Péloponèse, l’argent destiné pour le théâtre ; mais c’est que ce trésor était consacré aux dieux. On craignait de commettre un sacrilège, et il fallut toute l’élouence de Démosthène (dans sa seconde Olynthienne) pour éluder une loi qui tenait de si près à la religion. Puisque le théâtre tragique était saint chez les Grecs, on voit bien que la profession d’acteur était honorable. Les auteurs étaient acteurs quand ils en avaient le talent. Eschine, magistrat d’Athènes, fut auteur et acteur ; Paulus, acteur, fut envoyé en ambassade.

Ce spectacle était si religieux que, dans la première guerre punique, les Romains l’établirent pour conjurer les dieux de faire cesser le fléau de la contagion. Jamais il n’y eut à Rome de théâtre qui ne fût consacré aux dieux, et qui ne fût rempli de leurs simulacres.

Il est très-faux que la profession d’acteur fut eusuite abandonnée aux seuls esclaves. Il arriva que les Romains, ayant subjugué tant de nations, employèrent les talents de leurs esclaves. Il n’y eut guère chez eux de mathématiciens, de médecins, d’astronomes, de sculpteurs, et de peintres, que des Grecs ou des Africains pris à la guerre. Térence, Épictète, furent esclaves. Mais de ce que les peuples conquis exerçaient leurs talents à Rome, on ne doit pas conclure que les citoyens romains ne pussent signaler les leurs.

Je ne puis comprendre comment M. Huerne a pu dire que « Roscius n’était pas citoyen romain ; que Cicéron, son orateur adverse, employa contre lui les lois de la république, sa naissance, et la vénalité des spectacles, et que Roscius n’eut rien de solide à lui opposer[3] ». Comment peut-on dire tant de sottises, en si peu de paroles, dans l’ordre des lois, dans l’ordre de la société, et dans l’ordre de la religion, par le secours d’une littérature agréable et intéressante ? Ce pauvre homme a trop nui à la cause qu’il voulait défendre. Comment a-t-il pu ignorer que Cicéron plaida pour Roscius, au lieu d’être son avocat adverse ? qu’il ne s’agissait point du tout de citoyen romain, mais d’argent ? Cicéron dit que Roscius fut toujours très-libéral et très-généreux ; qu’il avait pu gagner trois millions de sesterces, et qu’il ne l’avait pas voulu. Est-ce là un esclave ? Roscius était un citoyen qui formait une académie d’acteurs. Plusieurs chevaliers romains exercèrent leurs talents sur le théâtre. Nous avons encore le catalogue des prêtres qui desservaient le temple d’Auguste à Lyon ; on y trouve un comédien.

Lorsque le christianisme prit le dessus, on s’éleva contre les théâtres consacrés aux dieux. Saint Grégoire de Nazianze leur opposa des tragédies tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette mode barbare passa en Italie ; de là nos mystères ; et ce terme de mystère devint tellement propre aux pièces de théâtre que les premières tragédies profanes que l’on fit dans le jargon welche furent aussi appelées mystères.

Vous verrez d’un coup d’œil, monsieur, ce qu’il faut adopter ou retrancher de tout ce fatras d’érudition comique.

Mais je vous prie de ne point mettre dans le projet de déclaration : Voulons et nous plaît que tout gentilhomme et demoiselle puisse représenter sur le théâtre, etc. ; cette clause choquerait la noblesse du royaume. Il semblerait qu’on inviterait les gentilshommes à être comédiens ; une telle déclaration serait révoltante. Contentons-nous d’indiquer cette permission, sans l’exprimer, d’autant plus qu’il n’est point du tout prouvé que Floridor fût gentilhomme. Il se vantait de l’être, il ne le prouva jamais ; on le favorisa, on ferma les yeux. Ce qui peut d’ailleurs se dire historiquement ne peut se dire quand on fait parler le roi. Il faut tâcher de rendre l’état de comédien honnête, et non pas noble.

Je vous demande pardon, monsieur, de tout ce que je viens de dicter à la hâte ; vous le rectifierez. J’insiste sur l’infamie prononcée contre les mathématiciens ; cet exemple me paraît décisif. Nos mathématiciens, nos comédiens, ne sont point ceux qui encoururent quelquefois par les lois romaines une note d’infamie ; certainement cette infamie qu’on objecte n’est qu’une équivoque, une erreur de nom.

Je finis comme j’ai commencé, par vous remercier, et par vous dire combien je vous estime. Agréez les respectueux sentiments de votre, etc.

  1. Voyez la lettre précédente.
  2. Esprit des lois, livre III, chapitre iii.
  3. Page 81 du Mémoire en forme de dissertation, etc, dont il est parlé dans une note, tome XXIV, page 239.