Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6123


6123. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.

L’abeille est utile sans doute,
On la chérit, on la redoute,
Aux mortels elle fait du bien,
Son miel nourrit, sa cire éclaire ;
Mais, quand elle a le don de plaire,
Ce superflu ne gâte rien.

Minerve, propice à la terre,
Instruisit les grossiers humains,
Planta l’olivier de ses mains,
Et battit le dieu de la guerre.
Cependant elle disputa
La pomme due à la plus belle ;
Quelque temps Pâris hésita,
Mais Achille eût été pour elle.


Madame, que Votre Majesté impériale pardonne à ces mauvais vers ; la reconnaissance n’est pas toujours éloquente : si votre devise est une abeille[1], vous avez une terrible ruche ; c’est la plus grande qui soit au monde ; vous remplissez la terre de votre nom et de vos bienfaits. Les plus précieux pour moi sont les médailles qui vous représentent. Les traits de Votre Majesté me rappellent ceux de la princesse votre mère[2].

J’ai encore un autre bonheur, c’est que tous ceux qui ont été honorés des bontés de Votre Majesté sont mes amis ; je me tiens redevable de ce qu’elle a fait si généreusement pour les Diderot, les d’Alembert, et les Calas. Tous les gens de lettres de l’Europe doivent être à vos pieds.

C’est vous, madame, qui faites les miracles ; vous avez rendu Abraham Chaumeix tolérant[3], et s’il approche de Votre Majesté, il aura de l’esprit ; mais pour les capucins, Votre Majesté a bien senti qu’il n’était pas en son pouvoir de les changer en hommes, depuis que saint François les a changés en bêtes. Heureusement votre Académie va former des hommes qui n’auront pas affaire à saint François,

Je suis plus vieux, madame, que la ville où vous régnez, et que vous embellissez. J’ose même ajouter que je suis plus vieux que votre empire, en datant sa nouvelle fondation du créateur Pierre le Grand, dont vous perfectionnez l’ouvrage, Cependant je sens que je prendrais la liberté d’aller faire ma cour à cette étonnante abeille qui gouverne cette vaste ruche, si les maladies qui m’accablent me permettaient, à moi pauvre bourdon, de sortir de ma cellule.

Je me ferais présenter par M. le comte de Schouvalow et par madame sa femme, que j’ai eu l’honneur de posséder quelques jours dans mon petit ermitage. Votre Majesté impériale a été le sujet de nos entretiens, et jamais je n’ai tant éprouvé le chagrin de ne pouvoir voyager.

Oserais-je, madame, dire que je suis un peu fâché que vous vous appeliez Catherine ? les héroïnes d’autrefois ne prenaient point de nom de saintes : Homère, Virgile, auraient été bien embarrassés avec ces noms-là ; vous n’étiez pas faite pour le calendrier.

Mais, soit Junon, Minerve, ou Vénus, ou Cérés, qui s’ajustent bien mieux à la poésie en tout pays, je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale, avec reconnaissance et avec le plus profond respect.

  1. Voyez lettre 6089.
  2. La princesse d’Anhalt-Zerbst ; voyez la note, tome XXXVII, page 20.
  3. Voyez la lettre 6089.