Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5874

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 429-430).

5874. — À M. D’ALEMBERT.
9 janvier.

Mon cher et grand philosophe, en réponse à votre lettre du 3, je vous dirai d’abord qu’il y a plus de huit jours que j’ai donné à frère Cramer la Destruction ; il m’assura qu’il édifierait dès le lendemain, et vous enverrait ce que vous savez[1]. Or ce que vous savez est bien peu pour un si bon ouvrage. Depuis ce temps, je n’ai pas entendu parler de frère Gabriel. Je lui écris dans le moment pour le sommer de sa parole ; il donne beaucoup de promesses, ce Gabriel, et les tient rarement ; il avait promis de remplir son devoir envers l’Académie, et il ne l’a pas fait. Il faut lui pardonner cette fois-ci ; il est un peu intrigué, ainsi que tous les autres bourdons de la ruche de Genève. Ils ont tous les ans des tracasseries pour étrennes au sujet des élections ; elles ont été très-fortes cette année. Il y a beaucoup de dissensions entre le conseil et le peuple, qui se croient tous deux souverains, Jean-Jacques a un peu attisé le feu de la discorde, La députation des Corses à Jean-Jacques est une fable absurde, mais les querelles genevoises sont une vérité. C’est dommage pour la philosophie que Jean-Jacques soit un fou, mais il est encore plus triste que ce soit un malhonnête homme. La lettre insolente et absurde qu’il m’écrivit[2] au sujet des spectacles de Ferney était à la fois d’un insensé et d’un brouillon. Il voulait se faire valoir alors auprès des pédants de Genève, qui prêchaient contre la comédie par jalousie de métier[3] ; il prétendait engager avec moi une querelle. Le petit magot, boursouflé d’orgueil, fut piqué de mon silence. Il manda au docteur Tronchin qu’il ne reviendrait jamais dans Genève tant que je serais possesseur des Délices ; et, huit jours après, il se brouilla avec Tronchin pour jamais.

À peine arrivé dans sa montagne, il fait un livre qui met le trouble dans sa patrie ; il excite les citoyens contre le magistrat ; il se plaint, dans ce livre, qu’on l’a condamné sans l’entendre ; il m’y donne formellement comme l’auteur du Sermon des Cinquante[4] ; il joue le rôle de délateur et de calomniateur : voilà, je vous avoue, un plaisant philosophe ; il est comme les diables dans Quinault :


Goûtons l’unique bien des cœurs infottunés,
Goûtons Ne soyons pas seuls misérables.

(Thésée acte III, scène vii.)

Et savez-vous dans quel temps ce malheureux faisait ces belles manœuvres ? C’était lorsque je prenais vivement son parti, au hasard même de passer pour mauvais chrétien ; c’était en disant aux magistrats de Genève, quand par hasard je les voyais, qu’ils avaient fait une vilaine action en brûlant Émile et en décrétant Jean-Jacques ; mais le babouin, m’ayant offensé, s’imaginait que je devais le haïr, et écrivait partout que je le persécutais, dans le temps que je le servais et que j’étais persécuté moi-même.

Tout cela est d’un prodigieux ridicule, ainsi que la plupart des choses de ce monde ; mais je pardonne tout, pourvu que l’infâme soit décriée comme il faut chez les honnêtes gens, et qu’elle soit abandonnée aux laquais et aux servantes, comme de raison.

Je croyais vous avoir mandé que l’abbé de Condillac était ressuscité : Tronchin le croyait mort avec raison, puisqu’il ne l’avait pas traité.

Pour M. le chevalier de La Tremblaye, tout ce que je sais c’est qu’il doit réussir auprès des hommes par la douceur de ses mœurs, et auprès des dames par sa figure.

Vous voilà instruit de tout, mon cher maître ; je vous ferai part de la réponse de Gabriel, s’il m’en fait une.

  1. Le prix de l’ouvrage Sur la Destruction des jésuite.
  2. Le 17 juin 1760 ; voyez lettre 4153, tome XL, page 422.
  3. Car le monologue fut en tout temps jaloux du dialogue, avait dit Voltaire ; voyez tome XXIV, page 215.
  4. Dans la cinquième des Lettres écrites de la montagne.