Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5645

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 211-213).
5645. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 14 mai.

Voici, mes divins anges, un petit chiffon pour vous amuser, et pour entrer dans la Gazette littéraire. Je n’ai rien d’Italie ni d’Espagne. Si M. le duc de Praslin veut m’autoriser à écrire au secrétaire de votre ambassadeur à Madrid, et au ministre de Florence, j’aurai bien plus aisément, et plus vite, et à moins de frais, tous les livres de ce pays-là, qui pourront m’être envoyés en droiture. Je ne crois pas qu’après la belle lettre de Gabriel Cramer, que je vous ai envoyée, il s’empresse beaucoup de me servir. Il est évident que c’est Crommelin qui a fait cette tracasserie, uniquement pour le plaisir de la faire. Il aura trouvé surtout que j’ai manqué de respect à la majesté des citoyens de Genève. Vous me feriez un très-grand plaisir de me renvoyer la lettre[1] dans laquelle je me plaignais assez justement d’avoir vu mon pauvre nom joint au nom illustre de Guillaume Vadé. Je voudrais voir si je suis en effet aussi coupable qu’on le prétend.

Tout le monde s’adresse à moi pour avoir des Corneille. Les souscripteurs qui n’avaient point payé la moitié de la souscription n’ont point eu le livre. Tout ce que je sais, c’est que ni Mme Denis, ni Mme Dupuits, ni moi, n’en avons encore. Lorsque je commençai cette entreprise, les deux frères Cramer, qui étaient alors tous deux libraires, offrirent de se charger de tout l’ouvrage en donnant quarante mille francs à Mlle Corneille. On en a tiré enfin environ cinquante-deux mille livres, dont douze pour le père et quarante mille livres de net pour la fille. De ces quarante mille livres il y en a eu environ trente mille de payées, lesquelles trente ont composé la dot de la sœur de M. Dupuits. Le reste n’est payable qu’au mois d’auguste ou de septembre.

Je m’imagine que vous avez reçu tout ce qui concerne la conspiration ; ainsi il ne tiendra qu’à vous de mettre le feu aux poudres quand il vous plaira, comme disait le cardinal Albéroni. Pour moi, mes anges, je me sens dans l’impossibilité totale de travailler davantage à ce drame[2]. Mes roués ne feront jamais verser de larmes, et c’est ce qui me dégoûte : j’aime à faire pleurer mon monde ; mais du moins les roués attacheront, s’ils n’attendrissent pas. Je vous demande en grâce qu’on n’y change rien, qu’on donne la pièce telle qu’elle est. Jouissez du plaisir de cette mascarade, sans que les comédiens me donnent l’insupportable dégoût de mutiler ma besogne. Les malheureux jouent Règulus[3] sans y rien changer, et ils défigurent tout ce que je leur donne. Je ne conçois pas cette fureur : elle m’humilie, me désespère, et me fait faire trop de mauvais sang.

J’avais une grâce à demander à Mme la duchesse de Grammont, mais je ne sais si je dois prendre cette liberté. Je ne sais rien, je ne vois le monde que par un trou, de fort loin, et avec de très-mauvaises lunettes. Je cultive mon jardin comme Candide ; mais je ne suis point de son avis sur le meilleur des mondes possibles ; je crois seulement avec fermeté que vous êtes de tous les anges les plus aimables et les plus remplis de bonté pour moi : aussi ma dévotion pour vous est sans bornes.

  1. Celle du 18 avril, n° 5622.
  2. Le Triumvirat.
  3. Tragédie de Pradon, jouée, pour la première fois, en 1688, et qui est comprise dans le Catalogue alphabétique de toutes les pièces qui ont été remises sur le théâtre de la Comédie française, imprimé dans les Spectacles de Paris (année 1764).