Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5247

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 437-438).

5247. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 mars.

Je viens de la lire[1] ; la voilà donc ! Il en sera ce qu’il pourra ; mais c’est à cette seule condition qu’on la jouera comme je l’ai faite, et non point comme je ne l’ai pas faite, parce que c’est mon ouvrage que je donne, et non pas celui d’un autre. J’aime encore mieux un sifflet qu’un changement fait malgré moi. S’il y a la moindre difficulté, je supplie mes anges de supprimer tout.

Le rôle d’Olympie demande de la naïveté, de la tendresse, et au cinquième acte une douleur renfermée en elle-même : cela n’exige pas des talents bien supérieurs ; pour peu que l’actrice ait une voix et une figure intéressantes, le rôle doit être touchant.

Il s’agirait d’avoir un Cassandre qui eût de la voix, de la figure, et de la chaleur ; sans quoi le risque est assez grand. Enfin voilà de quoi amuser mes anges pendant le saint temps de Pâques.

Ils n’ont pas daigné me dire s’il est vrai qu’on ait mis à la Bastille un réviseur théâtral nommé Marin, pour quatre vers d’un Théagène[2] dont on a fait, dit-on, l’application la plus maligne et la plus injuste au roi : il me paraît qu’au contraire ce Marin est très-louable de n’avoir pas seulement soupçonné que ces vers pussent regarder Sa Majesté. Je ne crois pas qu’il y ait de pièce qui pût rester au théâtre, si on y cherchait des allusions. Cela est du plus mauvais exemple du monde.

On dit que Jean-Jacques a écrit une lettre à l’archevêque de Paris, dont le titre est : Jean-Jacques à Christophe[3]. La lettre, dit-on, est fort salée : on peut écrire comme on veut à des archevêques quand on est à Neuchâtel, dans le pays du roi de Prusse.

Mme Denis remercie bien mes anges : elle est fort languissante ; mes yeux vont en dépérissant, comme de raison. Lisez le bonhomme Salomon : vous verrez que quand celles qui se mettent à la fenêtre ne s’y mettent plus, quand celles qui allaient au moulin n’y vont plus, quand la corde est cassée sur le bord du puits[4], il faut faire une honnête retraite.

Mes tendres respects pour moi et ma pupille.

  1. Olympie.
  2. Théagène et Chariclée, tragédie de Dorat, avait été représentée le 2 mars 1763. Voici les quatre vers pour lesquels on mit à la Bastille le censeur, qui toutefois n’y resta que vingt-quatre heures :

    Au trône, du berceau ces monarques admis,
    Ont droit de végéter dans la pourpre endormis,
    Et, chargeant de son poids un ministre suprême,
    De garder pour eux seuls l’éclat du diadème.

  3. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris ; 1763, in-8o. C’est une réponse au mandement de l’archevêque contre l’Émile.
  4. L’approche de la vieillesse est signalée par ces expressions dans l’Ecclésiaste, chap. xii, versets 3, 5 et 6 : « Quando… otiosæ erunt molentes in minuto numero, et tenebrescent videntes per foramina…, florebit amygdalus ; antequam rumpatur funiculus argenteus… et conteratur hydria super fontem, et confringatur rota super cisternam. »