Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5034

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 233-234).

5034. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Au château de Ferney, par Genève, 14 septembre.

Je reçois la lettre de mes divins anges du 7 de septembre, avec les plus tendres remerciements. Mme Scaliger a donc aussi une fluxion ; je la plains bien, non pas à cause de ma triste expérience, mais par extrême sensibilité. Cependant il y a fluxion et fluxion ; j’en connais qui rendent sourd et borgne vers les soixante-neuf ans, et qui glacent ce génie que vous prétendez qui me reste. Je ne suis pas trop actuellement en état de raboter des vers ; j’attends quelques petits moments favorables pour obéir à tout ce que mes anges m’ordonnent ; mais si malheureusement mon imbécillité présente se prolongeait, ne pourrait-on pas toujours jouer Mariamne à Fontainebleau, en attendant que le sens commun de la poésie me fût revenu ?

La barque à Tronchin[1] est extrêmement jolie ; elle semble convenir très-fort à celui qui sauve les gens de la barque à Caron. J’ai écrit à l’électeur palatin[2] pour lui demander en grâce qu’il empêche, par son autorité électorale, que Cassandre ne soit livré au bras séculier, et imprimé. Il m’a déjà promis d’avoir cette attention, et je me flatte qu’il tiendra sa parole.

Il a fait, en dernier lieu, exécuter Tancrède d’une façon qui ne laisse pas soupçonner qu’on viole la terrible unité de lieu. On voit la maison d’Argire, un temple, l’hôtel des chevaliers, et deux rues : voilà le goût antique dans toute sa régularité.

Je relis la lettre de mes anges. Je soupçonne qu’il y a quelque malentendu dans la copie de Mariamne que j’ai envoyée ; et, dès que j’aurai la tête moins emmitouflée, je reverrai ce procès avec attention.

Celui des Calas me paraît en bon train, grâce à votre protection.

Je ne connais ni le nom du rapporteur ni celui des juges, tant la veuve a pris soin de me bien informer. J’attendrai patiemment le mémoire de Mariette ; mais je vous avoue que j’attends avec impatience celui d’Élie.

Ne faudrait-il pas, quand les juges seront nommés, les faire solliciter fort et longtemps, soir et matin, par leurs amis, leurs parents, leurs confesseurs, leurs maîtresses ? Ceci est la cause du bon sens contre l’absurdité, et de l’humanité contre la barbarie fanatique. Il sera bien doux de gagner ce procès contre les pénitents blancs. Est-il possible qu’il y ait encore de pareils masques en France ?

Mes anges, il y a longtemps que j’ai envie de vous écrire sur le philosopbe qui veut épouser[3]. Voici l’état des choses. Quand l’extrême protection, et la grande considération qu’on me prodiguait, força ma modestie à quitter la France, j’avais des rentes viagères et de l’argent comptant. Je me suis défait de ce dernier embarras en assurant à Mme Denis seize mille livres de rente ; j’en ai donné trois à Mme de Fontaine ; j’en ai assuré quinze cents ou environ à Mlle Corneille : le reste a été englouti en maisons, châteaux, meubles, et théâtre. Je ne sais pas encore ce qui reviendra à Mlle Corneille de l’édition de Pierre, mais je crois que cela lui formera un fonds d’environ quarante mille livres. Je lui donnerai une petite rente pour ma souscription. Il ne faut pas se flatter que je puisse davantage. Ne comptons même l’édition de Corneille que pour trente mille livres, afin de ne pas porter nos espérances trop haut, et de n’être pas obligé de décompter.

Si le philosophe est vraiment philosophe, et veut demeurer avec nous jusqu’à ce que son père lui cède son château, il jouira d’une assez bonne maison ; mais qu’il ne croie pas épouser une philosophe formée. Nous commençons à écrire un peu, nous lisons avec quelque peine, nous apprenons aisément des vers par cœur, et nous ne les récitons pas mal : la santé est très-faible, le caractère est doux, gai, caressant ; le mot de bonne enfant semble avoir été fait pour elle. J’ai rendu un compte fidèle du spirituel et du temporel, du physique et du moral, et je m’en tiens là, en me remettant à la Providence,

Voilà les juges nommés pour la révision du procès des Calas. On est instruit du nom des juges ; on espère que nos anges protecteurs les feront bien solliciter, et on se flatte que la cause elle-même les sollicite.

Mille tendres respects.

  1. Voyez lettre 4832.
  2. Cette lettre manque.
  3. Voyez lettre 4777.