Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4812

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 18-19).

4812. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 26 janvier.

Ô mes anges ! je vous remercie d’abord, vous et M. le comte de Choiseul, de l’éclaircissement que je reçois sur les propositions de mariage faites, en 1725, entre deux têtes couronnées[1]. Je vous prie de dire à M. le comte de Choiseul qu’un jour le maréchal Keith me disait : « Ah ! monsieur, on ment dans cette cour-là encore plus que dans la cour de Rome. »

Mais vous m’avouerez que si les Scythes savent mentir, ils savent encore mieux se battre, et qu’ils deviennent un peuple bien redoutable. Je suis leur serviteur, comme vous savez, et un peu le favori du favori ; mais j’avoue qu’ils mentent beaucoup, et je ne l’avoue qu’à mes anges.

Il est fort difficile de trouver à présent les Sermons du rabbin Akib ; on tâchera d’en faire venir de Smyrne incessamment.

À l’égard du capitaine de chevaux[2], si fiançailles ne sont pas épousailles, désir passager n’est pas fiançailles ; on attendra tranquillement que Dieu et le hasard mettent fin à cette belle aventure.

Je vais tâcher, tout malingre que je suis, d’écrire un mot à M. le président de La Marche, et le remercier de son beau zèle pour mon nom. Vous devriez bien le détourner du malheureux penchant qu’il semble avoir encore pour cette secte abominable[3], contre laquelle le rabbin Akib[4] semble porter de si justes plaintes.

Les jésuites et les jansénistes continuent à se déchirer à belles dents ; il faudrait tirer à balle sur eux tandis qu’ils se mordent, et les aider eux-mêmes à purger la terre de ces monstres. Vous me trouverez peut-être un peu sévère dans ce moment, mais c’est que la fièvre me prend, et je vais me coucher pour adoucir mon humeur.

Je vous demande en grâce, mes divins anges, de me renvoyer mes deux Cassandre ; et si la fièvre me quitte, vous aurez bientôt un Cassandre selon vos désirs. Mille tendres respects.

Encore un mot, tandis que j’ai le sang en mouvement. Je suis douloureusement affligé qu’on ait retranché l’homme qui paye noblement quand il perd une gageure[5], et la réponse délicieuse à mon gré : Ai-je perdu ? A’ous nous gardons bien, sur notre petit théâtre, de supprimer ce qui est si fort dans la nature, car nous n’avons point le goût sophistiqué comme on l’a dans Paris, et nos lumières ne sont point obscurcies par la rage de critiquer mal à propos, comme c’est la mode chez vous, à une première représentation. Il faut avoir le courage de résister à ces premières critiques, qui s’évanouissent bientôt.

Je crois que ce qui me donne la fièvre est qu’on ait retranché dans Zulime le J’en suis indigne[6] du cinquième acte, qui fait chez nous le plus grand effet, et qui vaut mieux que Eh bien ! mon père ! dans Tancrède[7]. Puisqu’on m’a ôté ce trait de la pièce, qui est le meilleur, je n’ai plus qu’à mourir, et je meurs (du moins je me couche). Adieu.

  1. Entre Louis XV et Élisabeth ; voyez lettre 4798.
  2. Voyez lettre 4777.
  3. Les jésuites.
  4. Voyez tome XXIV, page 277.
  5. Voltaire parle encore avec regret de cette suppression dans sa lettre 4827.
  6. Il est dans le texte, acte V, scène iii.
  7. Acte V, scène v. Voyez tome V, page 558.