Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2834

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 305-306).

2834. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Prangin, pays de Vaud, 25 Décembre.

Mon cher ange, vous ne cessez de veiller, de votre sphère, sur la créature malheureuse dont votre providence s’est chargée. Je suis toujours très-malade dans le château de Prangins, en attendant que mes forces revenues, et la saison plus douce, me permettent de prendre les bains d’Aix, ou plutôt en attendant la fin d’une vie remplie de souffrances. Ma garde-malade vous fait les plus tendres compliments, et joint ses remerciements aux miens. Je n’ai ici encore aucun de mes papiers que j’ai laissés à Colmar ; ainsi je ne peux vous répondre ni sur les Chinois, ni sur les Tartares, ni sur les Lettres que M. de Lorges[1] veut avoir. Je crois au reste que ces lettres seraient assez inutiles. Je suis très-persuadé des sentiments que l’on conserve, et des raisons que l’on croit avoir. Je sais trop quel mal cet indigne avorton d’une Histoire universelle, qui n’est certainement pas mon ouvrage, a dû me faire ; et je n’ai qu’à supporter patiemment les injustices que j’essuie. Je n’ai de grâce à demander à personne, n’ayant rien à me reprocher. J’ai travaillé, pendant quarante ans, à rendre service aux lettres ; je n’ai recueilli que des persécutions ; j’ai dû m’y attendre, et je dois les savoir souffrir. Je suis assez consolé par la constance de votre amitié courageuse.

Permettez que j’insère ici un petit mot de lettre[2] pour Lambert, dont je ne conçois pas trop les procédés. Je vous prie de lire la lettre, de la lui faire rendre ; et, si vous lui parliez, je vous prierais de le corriger ; mais il est incorrigible, et c’est un libraire tout comme un autre.

Je ne peux rien faire dans la saison où nous sommes, que de me tenir tranquille. Si les maux qui m’accablent, et la situation de mon esprit, pouvaient me laisser encore une étincelle de génie, j’emploierais mon loisir à faire une tragédie qui pût vous plaire ; mais je regarde comme un premier devoir de me laver de l’opprobre de cette prétendue Histoire universselle, et de rendre mon véritable ouvrage digne de vous et du public. Je suis la victime de l’infidélité et de la supposition la plus condamnable. Je tâcherai de tirer de ce malheur l’avantage de donner un bon livre qui sera utile et curieux. Je réponds assez des choses dont je suis le maître, mais je ne réponds pas de ce qui dépend du caprice et de l’injustice des hommes. Je ne suis sûr de rien que de votre cœur. Comptez, mon cher ange, qu’avec un ami comme vous on n’est point malheureux. Mille tendres respects à Mme d’Argenlal et a tous vos amis.

  1. Le duc de Lorges.
  2. Elle n’a pas été recueillie. (Cl.)