Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2653

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 130-132).

2653. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Auprès de Colmar, 3 octobre.

Mon cher ange, si Mme la maréchale de Duras, qui a l’air si résolue, avait fait comme Mme de Montaigu[1] et comme la feue reine d’Angleterre[2], si elle avait donné bravement la petite vérole à ses enfants, vous ne pleureriez pas aujourd’hui Mme la duchesse d’Aumont[3]. Il y a trente ans[4] que j’ai crié qu’on pouvait sauver la dixième partie de la nation. Il y a quelques gens qui, frappés de la mort des personnes considérables enlevées à la fleur de leur âge par la petite vérole, disent : « Mais vraiment, il faudrait essayer l’inoculation. » Et puis, au bout de quinze jours, on ne pense plus ni à ceux qui sont morts, ni à ceux que ce fléau de la nature menace encore de la mort.

L’année passée, l’evêque de Worcester prêcha dans Londres, devant le parlement, en faveur de l’innoculation, et prouva qu’elle sauvait la vie tous les ans à deux mille personnes dans cette capitale. Voilà des sermons qui valent bien mieux que les bavarderies de nos prédicateurs.

Il y a dans le monde un homme plus dangereux que la petite vérole ; il s’abaisse jusqu’à la calomnie. Un sourdaud[5], qui est la trompette de Maupertuis, répand ses horreurs. Où se sauver ? Vous me direz que c’est au château de M. de Sainte-Palaye[6] ; mais le père Goulu[7] persécutait Balzac jusque sur les bords de la Charente.


 I nunc, et versus tecum meditare canoros.

(Hor., lib. II, ep. ii, v. 75.)

Mais, mon cher ange, si vous me promettez, vous et Mme d’Argental, d’aller dans ce château, je signe le marché aveuglément. J’ai un bien assez considérable en Alsace, et je voulais bâtir sur les ruines d’un vieux palais[8] qui appartiennent à M. le duc de Wurtemberg. Toutes mes idées s’évanouissent dès qu’il s’agit de me rapprocher de vous.

Je n’ose vous prier de présenter mes respects et ma sensibilité à M. le duc d’Aumont. Qui aurait dit que Fontenelle enterrerait Mme d’Aumont ? Mais cent ans et trente sont la même chose pour la faux de la mort. Tout est un point, et tout est un songe. Le songe de ma vie a été un cauchemar assez perpétuel ; il sera bien doux s’il peut finir en vous voyant ; ce sera ouvrir les yeux à une lumière bien agréable.

Ou m’a envoyé la Querelle[9] ; il vaudrait mieux point de querelle. Adieu, mon très-aimable ange. Mille tendres respects à tous les vôtres,

Je suis bien malade. Adieu les tragédies,

  1. Lady Montagne. Son fils était le premier Anglais sur lequel on eut essaye l’inoculation.
  2. Voyez la note, tome XXII, page 114.
  3. Victoire-Félicité de Dufort-Duras, morte le 1er octobre 1753.
  4. Il n’y avait que vingt-six ans ; voyez la note, tome XXII, page 111.
  5. La Condamine, qui prenait parti pour Maupertuis contre Voltaire.
  6. À quatre lieues d’Auxerre. D’Argental en avait proposé l’acquisition à Voltaire.
  7. Le père Goulu, général des Feuillants, attaque Balzac dans ses Lettres de Phyllarque à Ariste, 1627 et 1628. deux olumcs in-12.
  8. Horbourg ; voyez pages 119 et 137.
  9. Voyez la note, tome XXIII, page 55.