Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 951

Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 26-29).
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951. — À M. LEFRANC[1].
À Cirey, le 30 octobre.

Tous les hommes ont de l’ambition, monsieur, et la mienne est de vous plaire, d’obtenir quelquefois vos suffrages, et toujours votre amitié. Je n’ai guère vu jusqu’ici que des gens de lettres occupés de flatter les idoles du monde, d’être protégés par les ignorants, d’éviter les connaisseurs, de chercher à perdre leurs rivaux, et non à les surpasser. Toutes les académies sont infectées de brigues et de haines personnelles. Quiconque montre du talent a sur-le-champ pour ennemis ceux-là même qui pourraient rendre justice à ses talents, et qui devraient être ses amis.

M. Thieriot, dont vous connaissez l’esprit de justice et de candeur, et qui a lu dans le fond de mon cœur pendant vingt-cinq années, sait à quel point je déteste ce poison répandu sur la littérature. Il sait surtout quelle estime j’ai conçue pour vous dès que j’ai pu voir quelques-uns de vos ouvrages ; il peut vous dire que, même à Cirey, auprès d’une personne qui fait tout l’honneur des sciences et tout celui de ma vie, je regrettais infiniment de n’être pas lié avec vous.

Avec quel homme de lettres aurais-je donc voulu être uni, sinon avec vous, monsieur, qui joignez un goût si pur à un talent si marqué ? Je sais que vous êtes non-seulement homme de lettres, mais un excellent citoyen, un ami tendre. Il manque à mon bonheur d’être aimé d’un homme comme vous.

J’ai lu, avec une satisfaction très-grande, votre dissertation[2] sur le Pervigilium Veneris ; c’est là ce qui s’appelle traiter la littérature. Mme la marquise du Châtelet, qui entend Virgile comme Milton, a été vivement frappée de la finesse avec laquelle vous avez trouvé dans les Gèorgiques l’original du Pervigilium. Vous êtes comme ces connaisseurs nouvellement venus d’Italie, tout remplis de leur Raphaël, de leur Carrache, de leur Paul Véronèse, et qui démêlent tout d’un coup les pastiches de Boulogne.

Vous avez donné un bel essai de traduction dans vos vers :

C’est l’aimable printemps dont l’heureuse influence, etc.

Votre dernier vers,

Et le jour qu’il naquit fut au moins un beau jour,


me paraît beaucoup plus beau que

Ferrea progenies duris caput extulit arvis.

(Georg., lib. II, v.371.)
Le sens de votre vers était, comme vous le dites très-bien, renfermé dans celui de Virgile. Souffrez que je dise qu’il y était renfermé comme une perle dans des écailles.

Je voudrais seulement que ce beau vers pût s’accorder avec ceux-ci, qui le précèdent :

De l’univers naissant le printemps est l’image ;
Il ne cessa jamais durant le premier âge.


J’ai peur que ce ne soient là deux mérites incompatibles ; si le printemps ne cessa point dans l’âge d’or, il y eut plus d’un beau jour. Vous pourriez donc sacrifier cet il ne cessa jamais, etc., à ce beau vers :

Et le jour qu’il naquit fut au moins un beau jour.


Ce dernier vers mérite le sacrifice que j’ose vous demander[3].

Vous voyez, monsieur, que je compte déjà sur votre amitié, et vous pardonnez sans doute à ma franchise. J’entre avec vous dans ces détails, parce qu’on m’a dit que vous traduisez toutes les Géorgiques. L’entreprise est grande. Il est plus difficile de traduire cet ouvrage en vers français qu’il ne l’a été de le faire en latin ; mais je vous exhorte à continuer cette traduction, par une raison qui me parait sans réplique : c’est que vous êtes le seul capable d’y réussir.

J’ai été votre partisan dans ce que vous avez dit de l’Énéide. Il n’appartient qu’à ceux qui sentent comme vous les beautés d’oser parler des défauts ; mais je demanderais grâce pour la sagesse avec laquelle Virgile a évité de ressembler à Homère dans cette foule de grands caractères qui embellissent l’Iliade. Homère avait vingt rois à peindre, et Virgile n’avait qu’Énée et Turnus.

Si vous avez trouvé des défauts dans Virgile, j’ai osé relever bien des bévues dans Descartes. Il est vrai que je n’ai pas parlé en mon propre et privé nom ; je me suis mis sous le bouclier de Newton. Je suis tout au plus le Patrocle couvert des armes d’Achille.

Je ne doute pas qu’un esprit juste, éclairé comme le vôtre, ne compte la philosophie au rang de ses connaissances. La France est, jusqu’à présent, le seul pays où les théories de Newton en physique, et de Boerhaave en médecine, soient combattues. Nous n’avons pas encore de bons éléments de physique ; nous avons pour toute astronomie le livre de Bion[4], qui n’est qu’un ramas informe de quelques mémoires de l’Académie. On est obligé, quand on veut s’instruire de ces sciences, de recourir aux étrangers, à Keill, à Wolff, à S’Gravesande. On va imprimer enfin des Institutions physiques[5], dont M. Pitot est l’examinateur, et dont il dit beaucoup de bien. Je n’ai eu que le mérite d’être le premier qui ait osé bégayer la vérité ; mais, avant qu’il soit dix ans, vous verrez une révolution dans la physique, et se mirabitur Gallia neutonianam.

Et nous dirons avec vos Gèorgiques :

Miraturque novas frondes et non sua poma.

(Lib. II, v. 82.)

Il est vrai que la physique d’aujourd’hui est un peu contraire aux fables des Gèorgiques, à la renaissance des abeilles, aux influences de la lune, etc. ; mais vous saurez, en maître de l’art, conserver les beautés de ces fictions, et sauver l’absurde de la physique.

Voilà à quoi vous servira l’esprit philosophique, qui est aujourd’hui le maître de tous les arts.

Si vous avez quelque objection à faire sur Newton, quelque instruction à donner sur la littérature, ou quelque ouvrage à communiquer, songez, monsieur, je vous en prie, à un solitaire plein d’estime pour vous, et qui cherchera toute sa vie à être digne de votre commerce. C’est dans ces sentiments que je serai, etc.

  1. Voyez la note, tome XXIV, page 111.
  2. Cette dissertation avait paru dans les Observations du 16 juillet 1738. sous le titre de Lettre de M. Lefranc, avocat général de la cour des aides de Montauban, à M. l’abbé Desfontaines.
  3. Lefranc profita de cette critique.
  4. Nicolas Bien, mort à Paris en 1733.
  5. Voyez tome XXIII, page 129.