Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 514

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 537-540).
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514. — Á M. THIERIOT.
Cirey, le 4 octobre.

Je vous avoue, mon cher ami, que je suis indigné des brochures de l’abbé Desfontaines. C’est déjà le comble de l’ingratitude, dans lui, de prononcer mon nom, malgré moi, après les obligations qu’il m’a ; mais son acharnement à paver par des satires continuelles la vie et la liberté qu’il me doit est quelque chose d’incompréhensible. Je lui avais écrit pour le prier d’avertir le public, comme il est vrai, que la pièce de Jules César, telle quelle est imprimée, n’est point mon ouvrage. Au lieu de répondre, que fait-il ? Une critique, une satire infâme de ma pièce ; et, au bout de sa satire, il fait imprimer ma lettre, sans m’en avoir averti ; il joint à cet indigne procédé celui de mettre la date du lieu où je suis, et que je voulais qui fût ignoré du public. Quelle fureur possède cet homme, qui n’a d’idées dans l’esprit que celles de la satire, et de sentiments dans le cœur que ceux de la plus lâche ingratitude ? Je ne lui ai jamais fait que du bien, et il ne perd aucune occasion de m’outrager. Il joint les imputations les plus odieuses aux critiques d’un ignorant et d’un homme sans goût. Il dit que César est une pièce contre les bonnes mœurs, et il ajoute que Brutus a les sentiments d’un quaker plutôt que d’un stoïcien[1]. Il ne sait pas qu’un quaker est un religieux au milieu du monde, qui fait vœu de patience et d’humilité, et qui, loin de venger les injures publiques, ne venge jamais les siennes, et ne porte pas même d’épée. Il avance, avec la même ignorance, que Brutus était un particulier sans caractère, oubliant qu’il était préteur. C’est avec le même esprit que ce prétendu critique, en condamnant le Temple du Goût[2], veut justifier la ressemblance de la plupart des caractères des héros de Racine, tels que Bajazet, Xipharès, Hippolyte, que je nomme expressément. Je dis qu’ils paraissent un peu courtisans français, et il parle du caractère de Pyrrhus, dont je n’ai pas dit un mot. Il met ensuite la Henriade à côté des ouvrages de Mlle Malcrais[3]. Il veut faire l’extrait d’un ouvrage anglais, intitulé Alciphron, du docteur Berkeley, qui passe pour un saint dans sa communion. Ce livre est un dialogue en faveur de la religion chrétienne. Il y a un interlocuteur qui est un incrédule. L’abbé Desfontaines prend les sentiments de cet interlocuteur pour les sentiments de l’auteur, et traite hardiment Berkeley d’athée. Il loue les plus mauvais ouvrages du même fonds d’iniquité et de mauvais goût dont il condamne les bons. Je crois bien que le public éclairé me vengera de ses impertinentes critiques ; mais je voudrais bien que l’on sût qu’au moins la tragédie de Jules César n’est point de moi telle qu’elle est imprimée. Peut-on m’imputer des vers sans rime, sans mesure, et sans raison, dont cette misérable édition est parsemée ? Vous êtes des amis du Pour et Contre[4] ; engagez-le, je vous en prie, à me rendre justice dans cette occasion. À l’égard de l’abbé Desfontaines, ne pourriez-vous pas lui faire sentir l’infamie de son procédé, et à quoi il s’expose ? Que dira-t-il quand il verra à la tête de la Henriade, ou de mes autres ouvrages, l’histoire de son ingratitude ?

J’ai lu aussi cette indigne Critique des Lettres philosophiques. Vous croyez bien que je la regarde avec le profond mépris qu’elle mérite ; mais je vois que les calomnies s’accréditent toujours. Ce méchant livre n’est que l’écho des cris des misérables auteurs qui ne cessent d’aboyer contre moi. Que de bassesse et que d’horreurs chez les gens de lettres ! Eux qui devraient apprendre à penser aux autres hommes, et enseigner la raison et la vertu, ne servent qu’à déshonorer l’espèce humaine. Un misérable auteur famélique, qui imprime ses sottises ou celles des autres pour vivre, s’imagine que c’est dans ce dessein que j’ai donné des ouvrages au public. Il ose dire que j’ai trompé mon libraire, au sujet de ces Lettres que vous connaissez. Quelle indignité et quelle misère ! Devez-vous souffrir, mon cher Thieriot, une accusation pareille ? Vous, pour qui seul ces Lettres ont été imprimées en Angleterre, supportez-vous qu’on m’accuse d’avoir travaillé pour moi ? La probité ne vous engage-t-elle pas à réfuter, une bonne fois pour toutes, ces odieuses imputations ? Engagez un peu l’abbé Prévost à entrer sagement dans ce détail, en parlant de la Critique des Lettres philosophiques. J’ai extrêmement à cœur que le public soit désabusé des bruits injurieux qui ont couru sur mon caractère. Un homme qui néglige sa réputation est indigne d’en avoir ; j’en suis jaloux, et vous devez l’être, vous qui êtes mon ami. Il vous sera très-aisé de faire insérer dans le Pour et Contre quelques réflexions générales sur les calomnies dont les gens de lettres sont souvent accablés. L’auteur pourrait, après avoir cité quelques exemples, parler de l’accusation générale que j’ai essuyée, au sujet des souscriptions[5] de la Henriade, que j’ai toutes remboursées de mon argent aux souscripteurs français qui ont négligé d’envoyer à Londres ; de sorte que la Henriade, qui m’a valu quelque avantage en Angleterre, m’a coûté beaucoup en France, et je suis assurément le seul homme à qui cela soit arrivé. Il pourrait ensuite réfuter les autres calomnies qu’on a entassées dans mon prétendu Portrait, en disant ce que j’ai fait en faveur de plusieurs gens de lettres, lorsque j’étais à Paris. Ces faits avérés sont une réponse décisive à toutes les calomnies. On y pourrait ajouter que l’abbé Desfontaines, qui m’outrage tous les huit jours, est l’homme du monde qui m’a le plus d’obligations. Tout cela, dicté par la bonté de votre cœur et par la sagesse de votre esprit, arrangé par la plume de l′auteur du Pour et Contre, ne pourrait faire qu’un très-bon effet ; après quoi, tout ce que je souhaiterais, ce serait d’être oublié de tout le monde, hors des personnes avec qui je vis, et de vous, que j’aimerai toute ma vie.

  1. « Ce Romain (Brutus), plus quaker que stoïcien, a des sentiments plus monstrueux qu’héroïques. » (Observations, tome II, page 270.)
  2. Observations, tome I, page 8.
  3. Observations, tome I, pages 17 à 19. On a vu que Mlle Malcrais de la Vigne était redevenue M. Desforges-Maillard, au commencement de 1735, après avoir reçu des vers galants de Destouches, de Lefranc, et de Voltaire.
  4. De l’abbé Prévost.
  5. Lettre 310, au libraire Josse.