Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 393

Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 409-411).
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393. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce 27 février.

Mon tendre et aimable ami, j’ai été bien consolé dans ma maladie, en voyant quelquefois votre ami, M. du Bourg-Theroulde ; il est mon rival auprès de vous, et rival préféré ; mais je n’étais point jaloux. Nous parlions de mon cher Cideville avec un plaisir si entier et si pur ! nous nous entretenions de l’espérance de vivre un jour à Paris avec lui ; et, aujourd’hui, voilà mon cher Cideville qui me mande qu’en effet il pourra venir ici bientôt. Cela est-il bien vrai ? Puis-je y compter ? Ah ! c’est alors que j’aurai de la santé, et que je serai heureux,

Je commence enfin à sortir. J’allai même, samedi dernier[1], à l’enterrement d’Adélaïde, dont le convoi fut assez honorable. J’avais esquivé le mien, et je suis fort content du parterre, qui reçut Adélaïde mourante, et Voltaire ressuscité, avec assez de cordialité. Il est vrai que je suis retombé depuis ; mais, malgré cette rechute, je veux aller au plus vite chez M. du Bourg-Theroulde pour lui parler de vous. En attendant, disons un petit mot d′Adèlaide.

On ne se plaint point du duc de Nemours ; on s’est récrié contre le duc de Vendôme. La voix publique m’a accusé d’abord d’avoir mis sur le théâtre un prince du sang pour en faire, de gaieté de cœur, un assassin. Le parterre est revenu tout d’un coup de cette idée ; mais nos-seigneurs les courtisans, qui sont trop grands seigneurs pour se dédire si vite, persistent encore dans leur reproche. Pour moi, s’il m’est permis de me mettre au nombre de mes critiques, je ne crois pas que l’on soit moins intéressé à une tragédie parce qu’un prince de la nation se laisse emporter à l’excès d’une passion effrénée.

Un historiographe me dira bien que le comte de Vendôme, n’était point duc, et que c’était le duc de Bretagne Jean, et non le comte de Vendôme, qui fit cette méchante action. Le public se moque de tout cela ; et, si la pièce est intéressante, peu lui importe que son plaisir vienne de Jean ou de Vendôme.

Mais ce Vendôme n’intéresse peut-être pas assez, parce qu’il n’est point aimé, et parce qu’on ne pardonne point à un héros français d’être furieux contre une honnête femme qui lui dit de si bonnes raisons. Coucy vient encore prouver à notre homme qu’il est un pauvre homme d’être si amoureux. Tout cela fait qu’on ne prend pas un intérêt bien tendre au succès de cet amour. Ajoutez que le sieur Dufresne a joué ce rôle indignement, quoi qu’en dise Rochemore[2].

Le travail que j’ai fait pour corriger ce qui avait paru révoltant dans ce Vendôme, à la première représentation, est très-peu de chose. Je vous enverrai la pièce ; vous la trouverez presque la même. Le public, qui applaudit à la seconde représentation ce qu’il avait condamné à la première, a prétendu, pour se justifier, que j’avais tout refondu, et je l’ai laissé croire.

Adieu, mon cher ami. Écrivez, je vous en prie, à Linant qu’il a besoin d’avoir une conduite très-circonspecte ; que rien n’est plus capable de lui faire tort que de se plaindre qu’il n’est pas assez bien chez un homme à qui il est absolument inutile, et qui, de compte fait, dépense pour lui seize cents francs par an. Une telle ingratitude serait capable de le perdre. Je vous ai toujours dit que vous le gâtiez. Il s’est imaginé qu’il devait être sur un pied brillant dans le monde, avant d’avoir rien fait qui pût l’y produire. Il oublie son état, son inutilité, et la nécessité de travailler ; il abuse de la facilité que j’ai eue de lui faire avoir son entrée à la Comédie ; il y va tous les jours, sur le théâtre, au lieu de songer à faire une pièce. Il a fait en deux ans une scène qui ne vaut rien ; et il se croit un personnage, parce qu’il va au théâtre et chez Procope[3]. Je lui pardonne tout, parce que vous le protégez ; mais, au nom de Dieu, faites-lui entendre raison, si vous en espérez encore quelque chose.

  1. En 1734, le 27 février étant un samedi, le samedi dernier désigne le 20 ; mais, d’après la lettre qui précède, la dernière représentation aurait eu lieu le 18. (B.)
  2. Jean-Baptiste-Louis Hercule de Rochemore, né en octobre 1693, mort vers la fin de mars 1743, selon le Moréri de 1759 ; connu par quelques poésies qu’il composa pour Mlle Journet, actrice de l’Opéra. La Biographie universelle, qui donne au marquis de Rochemore le prénom de Timoléon, au lieu de celui d’Hercule, prétend qu’il naquit en 1695, et mourut dès 1740. Voyez (tome X) l’épître adressée, en son nom, au maréchal de Saxe, par Voltaire. (Cl.)
  3. C’est toujours le nom que porte un café de la rue de l’Ancienne-Comédie, en face duquel était la Comédie française, de 1689 à 1770. Ce café avait été établi par François Procope Couteaux, d’une famille noble de Palerme, vers 1689.