Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1417

Louis Conard (Volume 7p. 88-91).

1417. À SA NIÈCE CAROLINE.
Samedi soir, 22 novembre 1873.
Chère Caro,

Reçois d’abord mille remerciements pour ta lettre de Hambourg et pour le télégramme de Malmoë. De plus, Daviron m’a envoyé, ce matin, votre adresse à Stockholm. Jusqu’à présent le voyage m’a l’air de te faire du bien ! J’attends, bien entendu, une très longue lettre pour me confirmer les bonnes nouvelles et me donner une masse de détails, surtout. Je ne suppose pas que tu aies grand’chose à faire, à moins que « la Société » ne prenne tous tes loisirs. Enfin, pense à Vieux. Recommandation inutile, je le sais. N’importe !

Eh bien, moi, j’ai fini le Candidat ! Oui, Madame ! et je crois que le cinquième acte n’est pas le plus mauvais. Mais je suis bien éreinté, et je me soigne.

Il était temps que je m’arrête, ou arrêtasse. Le plancher des appartements commençait à remuer sous moi comme le pont d’un navire et j’avais en permanence une violente oppression. Je connais cela, qui veut dire : assez !

[…] Croirais-tu que je n’y pense plus, à ma pièce ? et que si je suivais mon instinct, je ne m’occuperais pas de la faire jouer ? Je l’ai recopiée. Je n’y vois plus rien à faire ! C’est fini. Tournons-nous d’un autre côté ! ou plutôt je ne demande qu’à dormir ; car j’ai la tête fatiguée comme si on m’avait donné des coups de bâton sur icelle. Le sommeil « fuit ma paupière ». À force d’exercice, j’espère le rappeler.

Tu auras vu par les journaux que nous avons le maréchal Mac Mahon pour sept ans. Je ne crois pas que cette solution hypocrite fasse du bien « aux affaires ». Les mêmes gens qui, depuis deux ans, gémissent sur le Provisoire, viennent de le décréter pour sept ans. Quelle logique ! Jusqu’au vote des lois constitutionnelles, on ne peut rien prévoir. Ce qui me paraît sûr, c’est que la République va se constituer définitivement, par une transition lente.

Le Moscove m’a écrit pour me dire (encore) qu’il fallait cet hiver publier Saint Antoine, puisque l’on va être tranquille pendant quelque temps. À propos de Saint Antoine, j’ai lu un livre sur lui (c’est-à-dire ayant le même titre) par M. Hello, conseiller à la Cour d’appel de Paris[1].

Devine quel en peut être le but ! Le voici : 1o faire admettre dans les us des fidèles un pèlerinage à Vienne, en Dauphiné, où reposent les reliques du saint, et 2o choisir Henri V pour nous régénérer ! Là, vraiment, n’est-ce pas beau ?

À quelle distance ne te trouves-tu pas de « tes élèves » maintenant ! Il me semble que la sensible Marguerite doit faire « un journal » où se trouve l’opposition du Nord et du Midi. Moi en Provence. Elle en Suède, etc.

Tâche de n’y pas perdre le bout du nez. Dans les pays froids, cela peut vous arriver ! Vois-tu ton état, s’il restait dans ton mouchoir ? Soignez-vous bien, mes chers enfants, et revenez-moi gaillards et satisfaits.

Le temps a été très froid pendant deux jours, puis s’est adouci tout à coup. Comment se comportent les bronches de ton époux dans la zone polaire ? Et toi, ma pauvre fille, les migraines ? Mon Dieu, comme je voudrais te voir ! C’est bien ennuyeux de ne pouvoir se figurer nettement les endroits où se trouvent ceux qu’on aime.

Adieu, pauvre chat ! Tu vois que mon existence continue à être peu variée. Je vais reprendre les lectures pour Bouvard et Pécuchet jusqu’au moment des répétitions. Et puis, à la grâce de Dieu !

Ta vieille Nounou t’embrasse de toutes ses forces.

Je demande la description de l’effet produit à la Bourse de Stockholm, par l’arrivée inattendue de M. Commanville. Tableau !


  1. Saint Antoine le grand.