Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1356

Louis Conard (Volume 6p. 458-459).

1356. À GEORGE SAND.
[Croisset, 12 décembre 1872.]
Chère bon maître,

Ne vous inquiétez pas de Lévy, et n’en parlons plus. Il n’est pas digne d’occuper notre pensée une minute. Il m’a profondément blessé dans un endroit sensible, le souvenir de mon pauvre Bouilhet. Cela est irréparable. Je ne suis pas chrétien, et l’hypocrisie du pardon m’est impossible. Je n’ai qu’à ne plus le fréquenter. Voilà tout. Je désire même ne jamais le revoir. Amen.

Ne prenez pas au sérieux les exagérations de mon ire. N’allez pas croire que je compte « sur la postérité pour me venger de l’indifférence de mes contemporains ». J’ai voulu dire seulement ceci : quand on ne s’adresse pas à la foule, il est juste que la foule ne vous paye pas. C’est de l’économie politique. Or, je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom et faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer. Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! On trouve que l’écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pension des grands, est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale maintenant consiste à être l’égal d’un épicier. Quel progrès ! Quant à moi, vous me dites : « soyons logiques » ; mais c’est là le difficile !

Je ne suis pas sûr du tout d’écrire de bonnes choses ni que le livre que je rêve maintenant puisse être bien fait, ce qui ne m’empêche pas de l’entreprendre. Je crois que l’idée en est originale, rien de plus. Et puis, comme j’espère cracher là-dedans le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire émettre quelques vérités, j’espère par ce moyen me purger, et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument. Ah ! Comme je voudrais m’admirer !

Encore un deuil : j’ai conduit l’enterrement du père Pouchet lundi dernier. La vie de ce bonhomme a été très belle et je l’ai pleuré.

J’entre aujourd’hui dans ma cinquante-deuxième année, et je tiens à vous embrasser aujourd’hui : c’est ce que je fais tendrement, puisque vous m’aimez si bien.