Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1318

Louis Conard (Volume 6p. 401-403).

1318. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, lundi 18 août [1872].

Votre lettre m’a été renvoyée de Croisset à Bagnères-de-Luchon, et je suis revenu ici avant-hier. Voilà la cause de mon retard épistolaire. Maintenant, causons. Et d’abord, chère Madame, ou plutôt chère amie, vous avez raison de croire que je ne vous oublie pas. Je songe à vous profondément et avec une intensité indicible. N’êtes-vous-pas liée à ce qu’il y a de meilleur dans mon passé ? Votre souvenir n’amène à ma pensée que des choses charmantes.

Puisque vous devez aller à Paris cet hiver, faites-moi savoir ce voyage-là un peu d’avance et je me rendrai près de vous tout de suite. Nous en aurons à nous dire, et je vous lirai tout ce que j’ai fait depuis l’époque immémoriale où nous nous sommes quittés.

Je suis si dégoûté de tout que je ne veux pas maintenant publier. À quoi bon ? Pourquoi ? Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs années. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospères, je le ferai paraître en même temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce. Vous devez en avoir une idée. Pour cela, il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore : la chimie, la médecine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la médecine. Mais il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin ! Tant pis, à la grâce de Dieu ! Et fût-il un chef-d’œuvre (et surtout si c’est un chef-d’œuvre), il n’aura pas le succès de l’Homme-femme[1]. Ah ! moi je savoure ces infections. C’est à vous dégoûter de l’adultère. Quels plats lieux communs, quelle crasse ignorance ! Et Girardin qui ouvre le bec ! et Mme ***, habituée à ouvrir autre chose, et qui fait sa partie dans le concert ! Rien ne me semble plus comique que tous ces cocus faisant dorer leurs cornes et les exhibant aux populations. Mais pardon ! il me semble que mon langage devient grossier.

Que dites-vous des trois farceurs qui ont engueulé M. Thiers ? Je trouve ça très comique et j’envie ces messieurs ; je voudrais être dans leur peau. Ils doivent être bien gais. Ce sont peut-être de simples idiots ? Autre face du problème.

Pendant que j’étais à Luchon (où je faisais le métier de duègne vis-à-vis de ma nièce, son mari n’ayant pu l’y conduire) j’ai lu, devinez quoi ? Du Pigault-Lebrun et du Paul de Kock ! Ces lectures m’ont plongé dans une atroce mélancolie. Qu’est-ce que la gloire littéraire ? M. de Voltaire avait raison, la vie est une froide plaisanterie, trop froide et pas assez plaisante. J’en ai, quant à moi, plein le dos, révérence parler.

Mon pauvre Théo est au plus bas. Encore un !

Adieu, bon courage, tant que vous le pourrez. C’est gentil de m’avoir donné l’espérance de vous voir cet hiver. Ne me trompez pas, hein ? Et d’ici là, de temps à autre, des lettres.


  1. Le comte Henry-Amédée Lelorgne d’Ideville avait publié chez Dentu, en 1872, une brochure de 477 pages, intitulée : L’homme qui tue et l’homme qui pardonne, précédé d’une lettre à M. Alexandre Dumas fils. Dumas répliqua par un livre intitulé : L’homme-femme, réponse à M. d’Ideville. Ce livre n’eut pas moins de 37 éditions en cette année 1872. [Note de René Descharmes.]