Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0490

Louis Conard (Volume 4p. 111-112).

490. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 15 août [1856].

Tu m’as écrit une sacrée lettre qui ne dénote pas un homme gai, mon pauvre vieux. Que veux-tu que j’y réponde, sinon par deux aphorismes de l’homme dont on célèbre aujourd’hui la fête : 1o les grandes entreprises réussissent rarement du premier coup ; 2o le succès appartient aux apathiques. Pas si apathique, pourtant. Il faut un peu se désembourber soi-même.

Va chez le jeune Du Camp à la fin de cette semaine ; c’est mardi prochain que doit avoir lieu, m’a-t-il dit, le grand combat pour l’insertion de la Bovary. Tu lui diras tout ce que tu jugeras convenable (je me fie à toi), et que je compte être inséré le 1er septembre, suivant sa promesse.

Je lui ai écrit il y a deux ou trois jours pour le prier de ne plus m’appeler Faubert sur la première page de la Revue où sont imprimés les futurs chefs-d’œuvre avec le nom des grands hommes en regard, je n’en ai pas reçu de réponse…

Je travaille comme un bœuf à Saint Antoine. La chaleur m’excite et il y a longtemps que je n’ai été aussi gaillard. Je passe mes après-midi avec les volets fermés, les rideaux tirés, et sans chemise, en costume de charpentier. Je gueule ! je sue ! c’est superbe. Il y a des moments où, décidément, c’est plus que du délire ! Blague à part, je crois toucher le joint, je finirai par rendre la chose potable, à moins que je n’aie complètement la berlue, ce qui est possible…

Et toi, l’Aveu marche-t-il ? quand commencent les répétitions de la Montarcy ? Viendras-tu dans nos foyers au commencement de septembre ?

J’ai eu hier la visite du sieur Baudry junior, qui a imité successivement, avec sa bouche, le cor de chasse, le cor d’harmonie, la basse, la contre-basse, le serpent et le trombone. C’est merveilleux. Ce garçon-là est très fort. Tenue des plus négligées. Il porte des souliers de castor comme un bourgeois affecté d’oignons. Il m’a avoué que sa seule passion en ce moment était le « cayeu ». Il va l’acheter lui-même au marché et le mange cru. Énorme. Cet excès de simplicité m’écrase.

Je n’aurais pas été fâché que tu me donnasses quelques détails sur ta rupture avec Durey. « Aucun des écarts de la lubricité ne m’est indifférent », dit Brissac. Mais tu as adopté un genre de correspondance si expéditif, que te demander des détails sur n’importe quoi c’est se casser le nez contre un mur. Je te ferai seulement observer que voilà trois fois que la présence du poète Philoxène Boyer te sert de prétexte. Cherche maintenant d’autres moyens dramatiques, ne serait-ce que par amour-propre !

Ô vieux ! vieux !! Il fut un temps où nous passions chaque semaine vingt-quatre heures ensemble. Puis… Non, je m’arrête ; j’aurais l’air d’une garce délaissée qui gémit.

Adieu, amuse-toi bien, si tu peux. Pioche quand même. Satisfais tes inépuisables ardeurs, emplis ton inconcevable estomac, étale ta monstrueuse personnalité ! C’est là ce qui fait ton charme. Tu es beau ! Je t’aime !