Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0476

Louis Conard (Volume 4p. 80-82).

476. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 6 juillet 1855.

Je tombe sur les bottes !!! Je crève d’envie de dormir. J’ai conduit aujourd’hui à Caumont mon nouveau cousin, le sieur Laurent, qui est ici depuis samedi avec sa belle-mère et sa june épouse, et qui repart demain. Nous sommes revenus à pied, je suis un peu échigné. Joins à cela un fort dîner chez Achille. Comme j’ai pensé à toi, tantôt, sacrée canaille, en traversant le bois de Canteleu ! Sais-tu de quoi l’on causait ? locomotion et chemins de fer.

Ta lettre m’a fait de la peine, pauvre vieux. Pourquoi donc es-tu si triste ? est-ce que tu vas faiblir, toi que j’admire et qui me réconfortes ? Je te prie sincèrement de cesser, par bas égoïsme. Que me restera-t-il si tu cales ? Heureusement que je connais mon bonhomme et je te dirai qu’au fond je suis peu inquiet de ton découragement. Les désillusions ne sont faites que pour les gens sans imagination. Or, je t’estime assez pour croire que tu n’en auras jamais de sérieuses et surtout de persistantes. Note que voilà la première année de ta vie que tu te trouves seul et avec le loisir de t’embêter pendant vingt-quatre heures de suite. Il y a encore à ton état présent d’autres causes que je t’expliquerai doctoralement,

Seul à seul chez Barbin,

 
c’est-à-dire piétés dans quelque taberne méritoire. Au reste, c’est bon ; il faut s’embêter à Paris, c’est le seul moyen de n’y pas devenir bête ; tout océan doit pousser à la dégueulade.

Tu as tort de regretter Rouen ; il ne faut rien regretter, car n’est-ce pas reconnaître qu’il y a quelque chose de bon ?

Tu peux avoir raison en ceci qu’il eût mieux valu arriver là-bas avec ton drame tout fait. C’est possible comme pompe ; mais autrement, non. Tu es arrivé à Paris avec une grande œuvre publiée et déjà connue des artistes ; on ignorait ta mine que l’on savait tes vers. Je ne débuterai pas dans d’aussi bonnes conditions que toi, je serai beaucoup plus vieux et beaucoup plus banal (comme homme). Cette année-ci, tu peux et tu dois l’employer à te faire des connaissances. Si j’étais de toi, je me « lancerais dans le monde » plus que tu ne fais ; traite-moi de bourgeois tant que tu voudras, d’accord ; mais réfléchis profondément à l’objectif des choses et tu verras que j’ai raison. Tu m’objecteras que ça t’embête, je m’en f…

Allons donc, s… n… de D… ! ne sommes-nous pas deux vieux roquentins ? Tu m’écris qu’il n’y a pas de place à Paris pour un brave homme ; on ne trouve pas sa place, on se la fait, et à coups de bâtons encore, comme un pacha quand il se montre. Veux-tu donner raison aux imbéciles ? veux-tu qu’ils ricanent : « J’avais toujours dit que la littérature, etc. » ? Voyons ! nom d’un petit bonhomme, ferme la porte, et gueule tout seul quelques bonnes rimes, quelques bonnes phrases un peu corsées, pense à la Chine, à Vitellius, etc., et f… toi du reste. Encore un an et nous sommes piétés là-bas, ensemble, comme deux rhinocéros de bronze. Nous ferons le Ballet astronomique, une féerie, des pantomimes, le Dictionnaire des idées reçues, des scénarios, des bouts rimés, etc. Nous serons beaux, je te le promets. Je suis maintenant « monté », et j’espère pour longtemps. Je t’embrasse fort.

Nouvelle convention postale ! Mon cher monsieur, on affranchit les lettres parce que ça coûte deux sous de moins ! Est-ce ignoble ! Quelles mœurs ! Enfin !