Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0458

Louis Conard (Volume 4p. 27-31).

458. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure
[25 février 1854].

Je crois que me voilà renfourché sur mon dada. Fera-t-il encore des faux pas à me casser le nez ? A-t-il les reins plus solides ? Est-ce pour longtemps ? Dieu le veuille ! Mais il me semble que je suis remis. J’ai fait cette semaine trois pages et qui, à défaut d’autre mérite, ont au moins de la rapidité. Il faut que ça marche, que ça coure, que ça fulgure, ou que j’en crève ; et je n’en crèverai pas. Mon rhume m’a peut-être purgé le cerveau, car je me sens plus léger et plus rajeuni. J’ai pourtant tantôt perdu une partie de mon après-midi, ayant reçu la visite d’un oncle de Liline qui m’a tenu trois heures. Il m’a, du reste, dit deux beaux mots de bourgeois que je n’oublierai pas et que je n’eusse pas trouvés. Ainsi, béni soit-il ! Premier mot, à propos de poisson : « Le poisson est exorbitamment cher ; on ne peut pas en approcher. » Approcher du poisson ! énorme !!! Deuxième mot, à propos de la Suisse, que ce monsieur a vue ; c’était à l’occasion d’une masse de glace se détachant d’un glacier : « C’était magnifique et notre guide nous disait que nous étions bien heureux de nous trouver là, et qu’un Anglais aurait payé 1 000 francs pour voir ça. » L’éternel Anglais payant, encore plus énorme !

Qui te fait penser que je me souciais peu de savoir l’issue de la visite du Philosophe (tu as bien fait ; reste inflexible pour la pension) parce que je n’avais pas pu venir mercredi soir, harassé que j’étais de courses et d’affaires ? Ah ! Louise, Louise, sais-tu que, moi, je ne t’ai jamais dit le quart des choses dures que tu m’écris, moi qui suis si dur, à ce que tu prétends, et « qui n’ai pas l’ombre d’une apparence de tendresse pour toi » ? Cela te navre profondément, et moi aussi, et plus que je ne dis et ne le dirai jamais. Mais quand on écrit de pareilles choses, de deux choses l’une : ou on les pense, ou on ne les pense pas. Si on ne les pense pas, si c’est une figure de rhétorique, elle est atroce, et si l’on ne fait qu’exprimer littéralement sa conviction, ne vaudrait-il pas mieux fermer sa porte aux gens tout net ? Tu te plains tant de ma personnalité maladive (ô Du Camp, grand homme ! et combien nous t’avons tous calomnié !) et de mon manque de dévouement que je finis par trouver cela d’un grotesque amer. Mon égoïsme tant reproché redouble, à force de me l’étaler sans cesse sous les yeux. Qu’est-ce que cela veut dire, égoïsme ? Je voudrais bien savoir si tu ne l’es pas non plus, toi (égoïste), et d’une belle manière encore ! Mais mon égoïsme à moi n’est même pas intelligent. De sorte que je suis non seulement un monstre, mais un imbécile ! Charmants propos d’amour ! Si depuis un an (un an, non ! six mois) le cercle de notre affection, comme tu l’observes, se rétrécit, à qui la faute ? Je n’ai changé envers toi ni de conduite ni de langage. Jamais (repasse dans ta mémoire mes autres voyages) je ne suis plus resté chez toi qu’à ces deux derniers. Autrefois, quand j’étais à Paris, j’allais encore dîner chez les autres de temps en temps. Mais, au mois de novembre, et il y a quinze jours, j’ai tout refusé pour être plus complètement ensemble et, dans toutes les courses que j’ai faites, il n’y en a pas eu une seule pour mon plaisir, etc.

Je crois que nous vieillissons, rancissons ; nous aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres ! Moi, quand je me sonde, voici ce que j’éprouve pour toi : un grand attrait physique d’abord, puis un attachement d’esprit, une affection virile et rassise, une estime émue. Je mets l’amour au-dessus de la vie possible et je n’en parle jamais à mon usage. Tu as bafoué devant moi, le dernier soir, et bafoué comme une bourgeoise, mon pauvre rêve de quinze ans en l’accusant encore une fois de n’être pas intelligent ! Ah ! j’en suis sûr, va ! N’as-tu donc jamais rien compris à tout ce que j’écris ? N’as-tu pas vu que toute l’ironie dont j’assaille le sentiment dans mes œuvres n’était qu’un cri de vaincu, à moins que ce ne soit un chant de victoire ? Tu demandes de l’amour, tu te plains de ce que je ne t’envoie pas de fleurs ? Ah ! j’y pense bien, aux fleurs ! Prends donc quelque brave garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et à idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle. L’extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n’avais chargé Bouilhet de rien du tout. C’est une supposition de ta part. Il ne t’a dit au reste que la vérité, puisque tu la demandes. Je n’aime pas à ce que mes sentiments soient connus du public et qu’on me jette ainsi à la tête, dans les visites, mes passions, en manière de conversation. J’ai été jusqu’à plus de vingt ans où je rougissais comme une carotte quand on me disait : « N’écrivez-vous pas ? ». Tu peux juger par là de ma pudeur vis-à-vis des autres sentiments. Je sens que je t’aimerais d’une façon plus ardente si personne ne savait que je t’aimasse. J’en veux à Delisle de ce que tu m’as tutoyé devant lui, et sa vue m’est maintenant désagréable. Voilà comme je suis fait, et j’ai assez de besogne sur le chantier sans prendre celle de ma réformation sentimentale. Toi aussi tu comprendras, en vieillissant, que les bois les plus durs sont ceux qui pourrissent le moins vite. Et il y a une chose que tu seras forcée de me garder à travers tout : à savoir, ton estime. Or j’y tiens beaucoup.

Tu ne m’en témoignes guère cependant en revenant encore, et si souvent, sur les huit cent francs que je t’ai prêtés. On dirait vraiment que je te poursuis par huissier ! T’en ai-je jamais parlé ? Je n’en ai nul besoin. Garde-les ou rends-les-moi, ça m’est égal. Mais tu as l’air de vouloir me faire comprendre ceci : « Patientez, brave homme, ne soyez pas inquiet : on vous rendra votre pauvre argent ; ne pleurez pas. »

J’en donnerais seize cents pour ne plus en entendre parler du tout. Mais n’est-ce pas toi qui aimes moins ? Examine ton cœur et réponds-toi à toi-même. Quant à me le dire à moi, non ; ces choses-là ne se disent pas, parce qu’il faut toujours avoir du sentiment, et du fort et du criard ! Mais le mien, qui est minime, imperceptible et muet, reste toujours le même aussi ! Ton sauvage de l’Aveyron t’embrasse.