Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0391

Louis Conard (Volume 3p. 194-200).

391. À LOUISE COLET.
Croisset, mardi 11 heures [17 mai 1853].

J’ai reçu ce matin ta bonne lettre, triste et douce, pauvre chère amie. Je vais faire comme tu as fait, te raconter tout mon départ. Quand j’ai vu ton dos disparaître, j’ai été me mettre sur le pont afin de revoir le train passer. Je n’ai vu que cela. Tu étais là dedans ; j’ai suivi de l’œil le convoi tant que j’ai pu et j’ai tendu l’oreille. Du côté de Rouen, le ciel était rouge avec de grandes barres pourpres inégales. J’ai allumé un autre cigare, je me suis promené de long en large. Par bêtise et ennui, j’ai été boire un verre de kirsch dans un cabaret, et puis le train de Paris est arrivé. J’ai rencontré là, allant à Elbeuf, un ancien camarade à moi, clerc de notaire, grand séide de Du Camp (c’est son groom, etc.), avec qui j’ai eu une longue conversation. Je te la rapporterai plus tard. À Rouen j’ai trouvé B[ouilhet] ; mais ma voiture, par un malentendu, n’y était pas. Nous l’avons attendue, puis, au clair de lune, nous avons traversé à pied le pont et le port, été chez deux loueurs de voitures afin d’avoir un fiacre. Au second (dont le logis est dans une ancienne église) la femme s’est réveillée en bonnet de coton (intérieur de nuit, mâchoires qui bâillent, chandelle qui brûle, bretelles tombant sur les hanches, etc.). Là il a fallu atteler la voiture. Enfin nous sommes arrivés à Croisset à 1 heure du matin et nous nous sommes couchés à 2, après que j’ai eu rangé ma table. Le dimanche a été triste. Les Achille ne sont pas venus, Dieu merci ! L’après-midi nous avons été voir un embarcadère en bois, que l’on fait à quelque distance d’ici pour les bateaux à vapeur. Le soir nous avons lu du Jocelyn et la Courtisane amoureuse de La Fontaine. Hier matin B[ouilhet] est parti à une heure. J’ai dormi une bonne partie de l’après-midi et, le soir, je me suis remis à mon travail avec grand ennui. J’ai recommencé aujourd’hui mon train ordinaire, leçon à ma nièce, Sophocle, Juvénal et la Bovary, dont je suis arrivé, je crois, à terminer trois pages qui étaient sur le chantier dès huit jours avant mon absence. J’ai assez bien travaillé ce soir, ou du moins avec du plaisir. Voilà, et les mêmes jours vont suivre.

Comme ils ont été bons, pauvre Muse, ceux que nous avons passés ensemble ! Je n’ai plus bien nettement dans la tête ce que j’entendais jadis par rêves d’amour ; mais ce que je sais, c’est que je ne souhaite maintenant rien au delà de ce que tu me donnes et qu’il me paraît impossible de mieux aimer que nous nous aimons. Ah ! comme nous nous fondions bien ! Comme je te regardais ! comme je te vois encore ! Quelle étreintes des bras et quelle pénétration mutuelle de toute la pensée ! Ta bonne et belle figure est encore là, devant moi ; j’ai encore sous mes yeux tes yeux et l’impression de ta bouche sur mes lèvres. Ce sera plus tard, pour nos vieillesses, un souvenir réchauffant que cette promenade de Vétheuil[1] à la Roche, avec ce bon Soleil qu’il y avait, ces gens qui fouissaient au pied des vignes, le grand air, le mouvement, nos paroles échangées, etc… Pauvre Mantes ! comme je l’aime. Il faudra y revenir pas trop tard et avant que les feuilles ne soient tombées. Bouilhet m’a beaucoup reparlé de la Paysanne. Trois de ses élèves vont l’acheter. Qu’on en parle ou non, je te dis que ça percera, tu verras.

Anecdote : tu sais, ou ne sais pas, que Reyer (musicien) avait écrit à B[ouilhet], pour lui demander la permission de mettre en musique sa pièce à Rachel : « Je ne suis pas le Christ », permission qui fut accordée. Samedi, B[ouilhet] a reçu cela, qui a pour titre Rédemption (invention nouvelle de l’éditeur ou du compositeur, lesquels du reste ont écrit tous les deux une lettre fort polie à Bouilhet). Mais devine son ébahissement en voyant au plus haut de la feuille, au-dessus de la vignette, au-dessous du titre, cette dédicace : « À M. Maxime Du Camp ». Est-ce fort ? C’est si fort que ça n’a pas même aucun sens, puisque la pièce, d’un bout à l’autre, est adressée à quelqu’un et qu’elle portait, originairement, une dédicace qui en était tout le titre (celui de Rédemption la dénature même). Moi, cela me semble démesuré (même en mettant à part le sans-gêne du procédé). Cet homme qui, pour se pousser par tous les moyens possibles, pour se voir étaler à une vitre de marchand, va se fourrer, de lui-même, entre des notes et des vers auxquels il n’a en rien contribué, s’intercaler ainsi dans l’œuvre d’un autre et mettre son nom à la place d’une lettre, laquelle lettre représentait un souvenir, un cri de l’âme ! accaparer une chose si personnelle et si intime ! pour se faire mousser ! Cela m’a d’abord fait beaucoup rire. Après quoi, j’ai compris l’odieux de la chose.

Cet ami dont je te parlais, que j’ai rencontré en chemin de fer[2], m’a dit que les articles de Castille faisaient le plus mauvais effet. Quant à celui de l’Athenæum[3], j’ai compris que le père Vivien de Saint-Martin avait eu le dessus, car il a répondu aux témoins de D[u Camp] que c’était une discussion littéraire et qu’il ne donnerait aucune excuse. D[u Camp] a écrit qu’il le méprisait, à quoi l’autre a répondu qu’il l’engageait « à modérer ses expressions et à ne pas entrer sur le terrain de la calomnie », ou qu’il aurait recours aux tribunaux. — Et tout cela est rapporté par un dévoué ! Grand mépris de Foüard pour Turgan et Cormenin. La bande se détraque, à ce qu’il paraît. Cormenin, au Moniteur, travaille sous « un conseil de rédaction » dont font partie Sainte-Beuve, Rolle, etc. « C’est une place de commis que celle du rédacteur, et une place de commissionnaire que celle du directeur. » Voilà comme on est arrangé par les amis. À tout cela je ne répondais mot. M[axime] a loué une maison de campagne à Chaville, près Versailles, pour y passer l’été. Il va écrire le Nil. Encore des voyages ! Quel triste genre ! Il n’a pas écrit une ligne de Reiz Aldallah ni du Cœur saignant, annoncés depuis plusieurs mois.

Autre aspect humain : ce Foüard allant à Elbeuf pour demander à son père la permission de changer de nom. Ce nom de Foüard (foire) l’empêche de se marier et il a besoin d’un riche mariage pour payer sa future étude. Mais je vois que le bourgeois, qui a fait sa fortune lui-même, va être indigné et refusera son consentement. Qu’est-ce qui est le plus fort, du fils ou du père ?

As-tu le troisième volume de l’Archéologie de Muller ? Il m’est impossible de le retrouver. J’ai oublié de te remettre (je l’avais dans mon carton) les Fantômes. Les veux-tu ? Mais j’aimerais mieux te les redonner en te faisant de vive voix des observations.

Comme c’est mauvais, Jocelyn ! Relis-en. La quantité d’hémistiches tout faits, de vers à périphrases vides, est incroyable. Quand il a à peindre les choses vulgaires de la vie, il est au-dessous du commun. C’est une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur. Ces phrases-là n’ont ni muscles ni sang. Et quel singulier aperçu de l’existence humaine ! Quelles lunettes embrouillées ! Mais comme nous nous sommes délectés ensuite dans La Fontaine ! C’est à apprendre par cœur d’un bout à l’autre. La Courtisane amoureuse, quels vers ! quels vers ! que de tournure et de style ! Il n’y a pas dans tout Lamartine un seul trait humain, sensible, au sens ordinaire du mot, comme celui de Constance baisant les pieds de son amant. Voilà du cœur au moins ! et de la poésie ! car toutes ces distinctions, après tout, ne sont que des subtilités à l’usage de ceux qui n’ont ni de l’un ni de l’autre. Relis ce conte et appesantis-toi sur chaque mot, sur chaque phrase. Quelle admirable narration et quel enchaînement !!! Songer pourtant que les contes de La Fontaine passent encore pour un mauvais livre ! un livre cochon ! Ah ! les tyrannies ont cela de bon qu’elles réalisent au moins bien des vengeances impuissantes. Je suis si harassé par la bêtise de la multitude que je trouve justes tous les coups qui tombent sur elle.

L’œuvre de la critique moderne est de remettre l’Art sur son piédestal. On ne vulgarise pas le Beau ; on le dégrade, voilà tout. Qu’a-t-on fait de l’antiquité en voulant la rendre accessible aux enfants ? Quelque chose de profondément stupide ! Mais il est si commode pour tous de se servir d’expurgata, de résumés, de traductions, d’atténuations ! Il est si doux pour les nains de contempler les géants raccourcis ! Ce qu’il y a de meilleur dans l’Art échappera toujours aux natures médiocres, c’est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain. Pourquoi dès lors dénaturer la vérité au profit de la bassesse ? Adieu, toi qui tressailles aux belles choses et que j’aime tant pour les enthousiasmes que tu as, et pour tout le reste aussi.

Mille baisers partout. À toi, à toi.

Ton G.

  1. Petit village situé dans une vallée près de Mantes ; de leur promenade, Louise Colet fit un poème (voir lettre 396).
  2. Foüard.
  3. Polémique entre Vivien de Saint-Martin, qui avait malmené Du Camp comme auteur du Livre Posthume et comme directeur de la Revue de Paris. Du Camp, dans une note, répondit : « Un certain M. Vivien (ancien secrétaire de M. de Saint-Martin) a récemment attaqué la Revue de Paris avec une grossièreté peu commune et dans un français de gargotière. Il considère Ancelot comme le plus grand poète des temps modernes, etc. ». Il y eut échange de témoins.