Correspondance d’Orient, 1830-1831/036

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 207-218).

LETTRE XXXVI.

LES BAZARS.

Péra, 3 septembre 1830.

À Constantinople comme dans toutes les villes musulmanes, ce qu’il y a de plus apparent et de plus facile à connaître pour les étrangers venus d’Europe, c’est le mouvement, c’est le spectacle du commerce et de l’industrie. Un bazar est accessible à tout le monde, une boutique est toujours ouverte aux acheteurs de quelques nations qu’ils soient ; aussi la physionomie industrielle de Stamboul se trouve-t-elle assez bien décrite par beaucoup de voyageurs ; vous pouvez voir partout une description exacte et détaillée des tchiarki longues rues voûtées et garnies de boutiques et des besestins, espèces de galeries en pierres fort élevées, éclairées par une coupole. C’est là principalement que le commerce de la capitale montre son activité et qu’il étale ses trésors. Ces établissemens, ainsi que toutes les rues marchandes et tous les lieux où se font des échanges où des trafics, portent le nom générique de bazars. Je n’entrerai point dans les détails et je me bornerai à vous parler de ce que j’ai remarqué dans mes diverses promenades.

Le premier bazar dans lequel on m’a conduit, est celui des drogues, qu’on appelle bazar égyptien ; toutes les drogues depuis l’arsenic jusqu’à la rhubarbe, toutes les graines et les substances précieuses, depuis l’opium jusqu’au surmé, depuis le riz jusqu’à la fève de moka, se trouvent étalées dans cette enceinte ; on croirait voir une vaste pharmacie ou plutôt une riche collection d’histoire naturelle. Le bazar que j’ai visité le plus souvent est celui du papier ; c’est là qu’un écrivain turc se procure tout ce qui est nécessaire à sa profession, une écritoire de cuivre jaune, une plume de roseau, un papier grossier, dur et cassant, qu’on appelle le papier de la chancellerie turque. J’ai vainement cherché dans ce bazar quelques feuilles de notre papier à lettre, et comme je disais à l’un des marchands que son papier n’était pas bon… Nous le tirons comme cela de Venise. — Vous devriez le faire venir de France. — Que voulez-vous ? nous autres Turcs nous n’en savons pas davantage. — Les Turcs ont néanmoins un très-grand respect pour le papier ; l’espèce de culte qu’ils ont pour le papier surpasse celui que nous avons pour l’imprimerie ; ils le regardent comme un moyen de propager la vérité et de publier les quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah. On doit regretter, que cette pensée ne leur ait pas inspiré jusqu’ici les moyens de fabriquer de meilleur papier que celui qu’on leur envoie de Venise et de Trieste.

Après vous avoir conduit au bazar du papier, il est naturel que je vous conduise à celui des livres. Ce qui vous frappé d’abord dans ce bazar, c’est le religieux silence des artistes musulmans qui les uns copient des livres, les autres enluminent les écritures, d’autres, à l’aide d’un jaspe tranchant, polissent le parchemin et lui donnent du lustre ; ce travail pour les livres ressemble à une œuvre sainte, et les artistes du bazar ont l’air de prier. Le bazar des livres était autrefois interdit aux Francs et aux chrétiens ; un voyageur d’Europe osait à peine jeter en passant un regard furtif sur les nombreuses copies du Coran. Depuis quelque temps, la tolérance a fait des progrès ; aujourd’hui le Coran et les autres livres sacrés et profanes sont visibles pour tout le monde ; on les vend à quiconque veut les acheter. Presque tous ces livres sont des manuscrits ; comme les libraires turcs font le métier de copistes, vous pensez bien qu’ils favorisent le moins qu’ils peuvent la circulation des ouvrages imprimés. Les manuscrits bien copiés sont fort rares et d’un très-haut prix ; tout ce qu’il y avait ici de bons livres persans, arabes et turcs, a été acheté dans les derniers temps pour être envoyé en Perse ; il semble que les muses d’Orient déménagent et qu’elles redoutent quelque prochaine catastrophe à Stamboul.

Si vous voulez vous procurer des ouvrages écrits en grec, en latin ou dans une de nos langues d’Europe, ce n’est pas au bazar des Turcs qu’il faut les demander. Il n’y a qu’un libraire à Constantinople qui vende des livres appartenant à nos littératures d’Occident. Je suis monté plusieurs fois dans sa boutique à Galata ; cette boutique, placée presque sous les toits, a cinq où six pieds carrés. On ne peut y entrer qu’en passant sur des volumes, on ne peut y rester qu’en se tenant assis sur des ballots de livres ; c’est là que sont logés tous nos beaux génies de France, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre ; on ne saurait les trouver ailleurs ; encore ne sont-ils là que pour les étrangers qui passent. Rien n’est plus rare qu’une bibliothèque chez les Francs établis à Constantinople ; on ne voit dans nos couvens latins que des livres rongés des vers ; on trouve à peine quelques livres rassemblés au hasard dans les palais de France, d’Angleterre et de Russie ; je n’ai vu une bibliothèque choisie que chez l’internonce d’Autriche.

Il faut que je vous dise un mot de la reliure des livres dans la capitale des Osmanlis ; les reliures de Constantinople surpassent toutes les autres par la propreté, l’élégance et la perfection du travail ; les volumes reliés par les ouvriers turcs, s’ouvrent et se ferment avec une grande facilité ; les ornemens des couvertures et les étuis qui contiennent les livres sont des ouvrages achevés. Nulle part on n’a plus de soin, des livres, nulle part on ne met plus de prix à les conserver, à les faire paraître avec éclat ; je doute fort que dans le pays des Turcs aucun auteur ait jamais été aussi bien vêtu, aussi bien traité que ne l’est son ouvrage dans une bibliothèque ou dans la boutique d’un libraire.

Je me suis arrêté quelquefois dans le bazar des armes ; c’est un grand édifice carré semblable à un kan au milieu duquel se trouvent étalées, comme dans un arsenal ou dans un musée, toutes les armures des Orientaux. Je me plaisais à voir des Turcs debout sur leurs bancs, ou leurs estrades, vendant à la criée les pistolets montés en argent, les yatagans, les longs cimeterres ; le bazar des armes est celui que les Musulmans montraient autrefois aux étrangers avec le plus d’orgueil ; il a, dit-on, beaucoup perdu dans ces derniers temps ; la réforme de Mahmoud n’a pu encore déterminer les Musulmans à nous permettre d’y faire des emplettes ; un Franc ne pourrait y acheter un sabre ou un pistolet, quoiqu’il lui soit permis de porter des armes ; c’est une de ces contradictions comme on en voit tant chez les Turcs et dont le gouvernement ne s’occupe guère. Il ne se passe pas de jour que je ne traverse le bazar des cuivres, où se fabriquent les plateaux et ustensiles de cuisine, et qui fait plus de bruit à lui tout seul que la capitale et ses faubourgs. Il m’arrive aussi quelquefois de passer dans la rue où se trouvent les manufactures de pipes. Toutes les industries de l’Orient semblent appelées à la confection d’un chibouk ; toutes les régions de l’empire apportent leur tribut ; Alep donne ses tiges de jasmin ou de cerisier, l’Asie mineure fournit une argile rouge ou noire que la Hongrie achève de préparer, la Perse envoie ses pierreries, son ivoire ou ses perles, et la mer elle-même paye son tribut, en livrant son ambre gris ou jaune. Que de bras sont employés pour, fabriquer, la noix, le tuyau et l’embouchure de la pipe ! Que de soins, que de mouvemens, que d’opérations pour perfectionner ce meuble favori des Turcs ! et quand la pipe est achevée, il faut encore que Laodicée et Thessalonique envoient ces feuilles brunes dont la fumée enivre les Osmanlis. Si une ordonnance impériale venait à proscrire aujourd’hui l’usage du tabac à fumer, comme cela est arrivé quelquefois, je suis persuadé que cent mille familles mourraient de misère et de faim dans la capitale et dans les provinces.

Je voudrais vous donner une physionomie générale des bazars les plus renommés. La plupart ressemblent à de grandes baraques de bois rangées à la file comme dans une foire ; ici c’est une allée garnie de maroquins de toutes les couleurs, là c’est une longue avenue où brillent les schals des Indes, les mousselines du Bengale, les fourrures d’hermine, plus loin vous voyez la porcelaine de la Chine, l’acier de l’Inde, le verre d’Alep, les diamans de Golconde, les perles du cap Comorin, et du golfe Persique. Les acheteurs et surtout les curieux affluent toujours dans ces besestins ; le grand nombre de femmes turques qu’on y rencontre, et qu’il n’est pas permis de coudoyer, vous arrête sans cesse dans votre marche, et souvent une matinée ne vous suffit point pour parcourir deux ou trois bazars. Les boutiques, n’ont d’autre ornement que les marchandises qu’on y étale et qui sont toujours disposées avec art. Le plus riche marchand n’occupe pas beaucoup de place dans sa boutique ; le musulman ou l’Arménien qui étale des trésors autour de lui, n’a besoin que de trois ou quatre pieds carrés sur une pauvre estrade.

Les marchands ont des tailles comme chez nous les boulangers ; lest grains de leur rosaire les aident quelquefois dans leurs calculs ; ils n’ont point de commis, tiennent peu d’écritures et font souvent des comptes assez considérables avec le seul secours de leur mémoire. Les gens qui fréquentent les bazars disent que, lorsqu’on fait une emplette, il faut offrir à un Turc les deux tiers de ce qu’il demande, la moitié à un Grec, le tiers aux Arméniens et aux Juifs. J’ai cru remarquer que les Osmanlis n’ont point entre eux cet esprit de jalousie qu’on retrouve chez tous les marchands des autres nations. Comme je demandais un jour à un marchand turc un portefeuille un peu élégant, « Allez chez mon voisin, me dit-il, qui en a de plus beaux que moi. » Tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y à rien de plus rare que le vol dans les bazars ; un marchand s’absente quelquefois plusieurs heures, tout est ouvert dans sa boutique, il revient et retrouve tout à sa place. Le délit de la filouterie est presque inconnu chez les Osmanlis ; il faut que le vol ait le caractère de la violence et qu’il ressemble un peu à la victoire, pour que les Turcs s’en mêlent ; aussi trouve-t-on des musulmans parmi les voleurs de grand chemin, mais jamais ou très-rarement parmi les filous et les escrocs. Ce n’est pas qu’ils n’aient grande envie d’avoir votre argent ; quand vous payez à un Turc ce qui lui est dû ou que vous lui donnez un bakchis, il a bien plutôt les yeux sur les pièces de monnaie qui vous restent que sur celles qu’il reçoit. Les marchands osmanlis ne manquent pas d’adresse pour faire passer l’argent des acheteurs dans leur bourse ; leurs manières sont quelquefois plus polies, plus engageantes que celles des Arméniens et des Grecs. J’entre souvent dans la boutique d’un gros parfumeur qui fournit, m’a-t-il dit, des essences de rose aux harems du sultan ; toutes les fois que j’arrive, ce sont des fêtes ; on m’apporte le café, la pipe et tout ce qui s’ensuit ; je n’ai jamais grande envie d’acheter, mais de politesse en politesse je me trouve je ne sais comment forcé de faire une provision nouvelle d’eau de rose et de pastilles du sérail.

Je traversais ces jours derniers le bazar des étoffes, une vive inquiétude se montrait sur les visages ; le bruit s’était répandu qu’on allait habiller à neuf les régimens de la garde impériale. Quand le gouvernement veut faire des habits aux troupes, on mande les marchands et les tailleurs obligés de donner à un prix modique, les uns leurs draps, les autres leur travail. Ce qu’on redoute le plus dans les beseslins et les bazars, c’est la fourniture du gouvernement. Pour trouver des fournisseurs, la Porte et ses ministres ont quelquefois eu besoin d’employer la bastonnade et même des moyens plus acerbes ; aussi, n’est-il jamais venu dans l’esprit d’un marchand d’écrire sur une enseigne le nom des visirs, des sultans ou des sultanes. Il faut ajouter d’ailleurs que le commerce de Stamboul n’a jamais recours aux enseignes et aux écriteaux ; le désir qu’on a de montrer ses marchandises se trouve même quelquefois neutralisé par la crainte que certaines gens ne les voient. Ajoutez à tout cela que la monnaie altérée du grand-seigneur vient quelquefois jeter l’embarras et l’effroi parmi les marchands de la capitale. Lorsque le discrédit de la monnaie est à son comble, les marchandises sont tarifiées, ce qui équivaut à notre maximum de 1793. Il y a long-temps qu’on n’en a vu d’exemples ; mais la crainte subsiste toujours ; ici plus qu’ailleurs on vit au jour le jour, et personne ne compte sur le lendemain ; les dernières révolutions ont beaucoup nui en général au commerce de la capitale ; tous les marchands se ruinent, et la misère ne dispose pas les esprits à la sécurité.

Nos financiers d’aujourd’hui diront sans doute qu’il manque à Constantinople une chose essentielle, c’est une Bourse ; il n’y a point de Bourse, en effet, dans aucune ville de la Turquie. On ignore ce que c’est qu’un emprunt, ce que c’est qu’une dette publique. Après le traité avec la Russie, deux grandes maisons de banque de Paris ont offert l’argent nécessaire pour remplir les obligations de la Porte envers le cabinet de Pétersbourg. On n’a voulu entendre aucune proposition ; le divan n’avait nulle envie de s’engager à payer une somme de cinquante millions par exemple, pour en recevoir seulement quarante ; car on ne se fait pas ici une autre idée d’un emprunt. Puisqu’on était dans la nécessité d’avoir des créanciers, on a mieux aimé avoir affaire à l’empereur Nicolas, qu’à MM. Lafitte et Roschild. Les Osmanlis d’ailleurs ne se soucient guère de multiplier leurs rapports avec les étrangers et de les admettre, à la connaissance de leurs affaires. Ajoutez à cela qu’un emprunt ne manquerait pas de blesser les opinions religieuses, et l’agiotage, suite inévitable d’une dette publique, pourrait fort bien être placé par les ulémas dans la catégorie des jeux de hasard, si sévèrement défendus par le Coran ; vous pouvez par là vous expliquer comment il n’y a pas de Bourse en Turquie.

J’ai pris des informations sur les lois et les coutumes qui régissent le commerce en Turquie, et j’ai reconnu que sous ce rapport surtout, on en est encore aux siècles de la barbarie ; Mahomet a placé un honnête négociant parmi les anges du paradis, et voilà tout ce qu’il a fait pour le commerce et l’industrie ; ses disciples, ses compagnons et ses commentateurs n’en ont pas fait davantage. Les Turcs sont venus à Stamboul avec leurs lois du désert et n’y ont rien ajouté pour ce qui regarde les transactions commerciales ; ils n’ont point de tribunal de commerce ; leurs codes ne renferment aucune disposition sur les lettres de change ; seulement il existe des firmans et une espèce de jury pour réparer cette grande lacune de la législation musulmane. Comme dans nos grandes cités d’Europe au moyen-âge, Constantinople a des corporations et des corps de métiers ; ces corporations et ces corps de métiers font quelquefois des réclamations en faveur des intérêts commerciaux, et ces réclamations, faites en commun, ont plus de poids que les représentations individuelles ; chacune de ces compagnies a son chef reconnu par l’autorité ; elles peuvent seconder parfois l’action de la police ; il ne faut pas cependant exagérer les services qu’elles rendent à l’État, ni les avantages qu’en peut retirer le commerce. Le gouvernement de la Porte ne les considère au fond que comme un moyen d’avoir de l’argent ; on fait payer une taxe à chacun de ceux qui tiennent à ces associations industrielles, et si l’état s’en occupe, c’est pour que l’industrie individuelle ne puisse échapper au fisc.

En parcourant le beau pays où nous sommes, on est partout poursuivi par une pensée douloureuse. Naguère, lorsque je traversais les campagnes de l’Anatolie, je m’étonnais qu’une terre pour qui la nature a tout fait, fût restée presque partout stérile et inculte. Depuis que je suis arrivé dans la capitale et que j’ai pu voir sa position merveilleuse, je m’étonne de même qu’elle en ait si peu profité pour la prospérité de son commerce et de son industrie. On nous parle sans cesse des réformes de Mahmoud, mais que de choses il lui reste à faire, je ne dis pas pour civiliser les Turcs, mais pour que leur pays soit comme Dieu l’a créé !