Correspondance d’Orient, 1830-1831/033s

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 154-164).

SUITE
DE LA LETTRE XXXIII.

ANCIENS MONUMENS DE CONSTANTINOPLE.

Péra, 25 août 1830.

Au milieu de la ville des Sultans, il reste ennore quelques vieux monumens de Bysance. Les habitans grecs ou turcs ne s’occupent guère de la cité ancienne, mais les voyageurs d’Europe croiraient n’avoir pas vu Constantinople, s’ils ne s’étaient arrêtés quelque temps devant les débris épars de la ville de Constantin. Je ferai donc, mon cher ami, comme ceux qui m’ont précédé, et nous allons visiter ensemble les antiquités grecques de Stamboul. Nous commencerons par Sainte-Sophie, qui est à la fois un monument ancien et un monument nouveau, qui appartient aux Grecs par les souvenirs, et aux Turcs par son état présent. Je ne vous dirai 
pas, après mille autres, comment ce temple célèbre a été bâti par Constantin et rebâti par Justinien, converti en mosquée par Mahomet II ; les 
réparations qu’il a subies donnent à son extérieur 
quelque chose de compacte et de massif, qui ne m’a pas permis d’y reconnaître les formes élégantes et 
aériennes que lui prêtent les historiens et les antiquaires ; nous aurions voulu pénétrer dans l’intérieur de l’édifice, mais on ne peut y entrer sans un
 firman du grand-seigneur, et ces firmans ne s’accordent pas volontiers, surtout depuis la dernière
 guerre ; c’est une satisfaction qu’on a voulu donner
 au fanatisme populaire, qui souffre bien qu’on envahisse le territoire ottoman, mais qui n’entend pas
 que le parvis des mosquées soit souillé par la présence des infidèles. Les Turcs ont d’ailleurs un pressentiment que Sainte-Sophie retombera un jour 
dans les mains des Chrétiens, et ce pressentiment
 ou cette prédiction ajoute encore à leur humeur 
ombrageuse et jalouse. Il faut donc renoncer à 
voir l’intérieur du temple, ou bien attendre que la
 prédiction s’accomplisse. Jusque-là, nous nous en
 tiendrons aux volumineuses descriptions, que nous
 ont laissées Pierre Grelot et d’autres voyageurs.
 Sainte-Sophie n’est pas, la seule, église, qui ait été 
convertie en mosquée. Les plus beaux, temples des 
Chrétiens ont subi la même profanation ; quelques-uns même ont été condamnés aux usages les plus
 grossiers et les plus vils ; je ne vous citerai ici que l’église de Sainte-Irène, devenue un dépôt de
 machines de guerre, et l’église de Saint-Chrysostome qui est maintenant une ménagerie. Après avoir vu ce qu’il est permis aux chrétiens
 de voir de la mosquée de Sophia ou Sainte-Sophie, 
nous dirigerons nos pas vers la place de l’At-Meidan, l’ancien Hippodrome ; c’est là qu’un peuple passionné menaçait souvent la tranquillité de l’empire
 en prenant parti pour la faction des verts ou pour
 celle des bleus. Ainsi, tandis que la raison dégénérait et se perdait dans les subtilités théologiques, 
l’héroïsme et la bravoure se rapetissaient dans les combats du cirque et dans la course des chars : singulière nation, qui a subsisté pendant dix siècles
 avec le germe d’une maladie mortelle, et dont la
 décadence, ou plutôt l’agonie a duré plus longtemps que ses monumens de marbre et d’airain. L’Hippodrome n’a plus l’étendue et la forme qu’il 
avait au temps des Grecs. Cette place, si renommée, était remplie autrefois des chefs-d’œuvre de
la sculpture. On peut dire, sans craindre d’exagérer, qu’elle renfermait, au siècle de Nicétas, plus de
 dieux et de héros taillés en pierre ou jetés en bronze, 
 qu’elle n’a aujourd’hui d’habitans. La plupart des
 monumens qui ornaient l’Hippodrome, avaient dis¬
paru dans la conquête des Latins, en 1304. Les 
statues en bronze d’Auguste et de plusieurs empereurs, celles de Diane, de Junon, de Pallas ; Hélène, représentée dans tout l’éclat de sa beauté, 
Hercule, dans l’attitude de la force, Paris offrant
 la pomme à Vénus ; beaucoup d’autres chefs-d’œuvre
 renommés chez les anciens, furent jetés au four
neau et convertis en monnaie grossière. Telle était
 la barbarie de cette multitude de croisés, venus des 
beaux pays de France et d’Italie, où, par un contraste que le temps seul pouvait produire, les arts
 et les prodiges qu’ils enfantent sont aujourd’hui
 l’objet d’un culte public.

De tous les anciens monumens qui se trouvaient 
réunis dans l’Hippodrome, trois seulement sont restés. Je vous parlerai d’abord de l’Obélisque, renversé par un tremblement de terre et relevé sous le 
règne de Théodose ; lorsqu’on aura pu déchiffrer 
les hiéroglyphes gravés sur ses quatre côtés, on saura 
à quelle dynastie de rois il appartient, et s’il ornait 
les places publiques de Thèbes, de Memphis ou
 d’Héliopolis. Ce monument est composé de deux
 parties bien distinctes, et nous présente à la fois
 le caractère et le génie de deux peuples. À voir 
l’Obélisque dont la masse est imposante, et sur
 lequel sont gravés quelques signes qu’on ne comprend plus, on ne peut méconnaître la grandeur et
 la sagesse mystérieuse de la vieille Égypte. À voir
 le piédestal chargé de trophées et d’inscriptions fastueuses, qui ne reconnaîtrait pas la vanité des Grecs
du Bas-Empire ?

Pendant que nous examinions l’obélisque, quelques Grecs du Fanar ou de Péra ont passé devant nous ; nous leur avons adressé des questions sur le monument ils n’ont fait aucune réponse ; j’ai demandé à un papa dans quel temps on avait élevé cette énorme masse. — Dans un temps où les hommes étaient beaucoup plus forts qu’ils ne le sont aujourd’hui. — Voilà tout ce que j’en ai pu tirer. J’ai souvent eu à déplorer cette profonde ignorance des Grecs sur leur propre histoire. Il arrive donc un temps où les plus grandes nations ressemblent aux ruines cachées sous l’herbe Les monumens renversés et à moitié détruits nous parlent encore de leur origine et de leur gloire ; les peuples qui achèvent de mourir savent à peine ce qu’ils ont été.

Les deux autres monumens qui subsistent encore dans l’At-Méidan, sont la colonne Serpentine et la colonne de Constantin Porphyrogénète. Celle-ci servait à marquer une des extrémités de la lice dans la course des chars. L’histoire nous apprend que Constantin la fit revêtir de plaques de cuivre ; une inscription grecque placée sur la base, la comparait au fameux colosse de Rhodes ; mais rien ne porte malheur aux monumens comme les ornemens de métal. Cette colonne, n’offre plus qu’une masse dégradée, et menace d’écraser les passans dans sa chute. Quant à la colonne Serpentine elle vient du temple de Delphes où elle servait à supporter le célèbre trépied d’or, consacré à Apollon, après la victoire de Platée. Le fust de la colonne, composé de trois serpens en spirale, était surmonté par les têtes même des reptiles sur lesquels reposait le Trépied. Ces têtes ne subsistent plus aujourd’hui. On attribue la première mutilation de ce monument à Mahomet II, qui abattit une des trois têtes du serpent avec sa hache d’arme. Que sont devenus les deux autres ? L’histoire ne nous apprend rien là-dessus. Tout ce que je puis vous dire, c’est que les monumens anciens de l’Orient ont trois sortes d’ennemis à redouter : le temps, les Turcs et les amateurs.

Au reste, le gouvernement de Stamboul ne prend aucun soin de ces monumens, et les Osmanlis passent tous les jours dans l’Hippodrome sans prendre garde à la colonne de Constantin, à la colonne serpentine, à l’Obélisque. Ces restes de l’antiquité n’ont pour eux rien de national, rien qui parle à leur imagination et à leur patriotisme. Je dois ajouter, comme remarque générale, que les Turcs n’élèvent jamais de monumens sur leurs places publiques ; ils ne connaissent pour la décoration de leurs cités ni les obélisques, ni les colonnes, encore moins les images de l’homme et des animaux empreinte sur un métal ou sur la pierre. Seulement, ils se plaisent quelquefois à décorer l’urne d’une fontaine ; et les monumens de ce genre sont, après les mosquées et les marbres des cimetières, les seuls ornemens qu’on puisse remarquer dans les villes d’Orient.

Autrefois, la jeunesse turque se livrait à l’exercice du djerid dans la place de l’At-Méidan ; on y voyait accourir un grand nombre de spectateurs, beaucoup de femmes surtout qui venaient admirer la vitesse des chevaux arabes ou tartares, et l’adresse des jeunes itch-oglans. Depuis qu’on s’est occupé de réformer la discipline militaire ; l’exercice du djerid est passé de mode : il passera tout à fait comme la course des chars et les jeux du cirque. On ne voit plus dans l’At-Méidan que les soldats des nouvelles milices rangés à la file et s’exerçant à la manœuvre européenne.

Non loin de l’At-Méidan, et sur la troisième colline, on va voir une colonne qu’on appelait autrefois la colonne Purpurine, et qu’on nomme maintenant la colonne Brûlée. Une multitude d’échoppes, adossées au piédestal, empêchent d’en approcher, et ces échoppes resteront là jusqu’au premier incendie. La colonne Brûlée, enlevée à Rome, portait une belle statue d’Apollon, devenue ensuite la statue de Constantin. Elle est formée de pièces de porphyre que le feu a noircies, et garnie de cercles de cuivre en bosse, qui cachent les jointures des pierres. Ces cercles de cuivre ressemblent à des chaînes, et la colonne d’Apollon m’a représenté de loin le génie des arts captif chez les Barbares.

Nous avons visité, sur la quatrième colline, la 
colonne de Marcien ; elle est de marbre blanc et d’un
 seul bloc ; elle a soixante-quinze pieds de hauteur, 
son Chapiteau et sa base sont fort endommagés : 
on y remarque des aigles romaines et la représentation presque effacée, d’une femme, ce qui l’a fait 
appeler par les Turcs la Colonne de la Fille. L’emplacement de cette colonne était autrefois un jardin clos de murs ; maintenant c’est un lieu découvert où croissent les orties et les mauves sauvages.

La colonne d’Arcadius, élevée sur la septième 
colline, en face de l’ancien port des Galères, attire 
encore les voyageurs. On la regardait comme la rivale des colonnes de Trajan et d’Antonin ; il n’en 
reste plus que la base, haute d’environ quatorze 
pieds, et dans laquelle se trouve un escalier orné 
de quelques bas-reliefs. À ce piédestal est adossé 
la hutte d’un pauvre Turc qui vit de la curiosité des 
étrangers : il est le seul habitant du quartier qui
 ne s’étonne pas qu’on vienne voir un amas de 
pierres, ou plutôt un rocher informe, auquel les 
incendies ont ôté son éclat et sa couleur naturelle.
 Il se plaignait à nous de ce que le nombre des curieux avait beaucoup diminué : depuis trois mois, il
 n’avait pas gagné de quoi fumer un chibouk. Sa baraque de bois tombait en lambeaux ; il aurait bien 
voulu que nous prissions pitié de ses propres ruines, 
 et que la curiosité des amateurs l’aidât à se mettre
 à couvert de la pluie et du vent.

J’aurais pu me dispenser de vous parler de toutes 
ces ruines de Constantinople, car beaucoup de
 voyageurs [1] les ont décrites ; mais j’ai pensé qu’il 
n’était pas inutile de constater leur état présent.
 Elles changent et dépérissent chaque jour ; déjà
 plusieurs monumens, qui avaient été observés dans
 les dix-septième et dix-huitième siècles, ont disparu ; ceux qui existent encore pourront bientôt
 disparaître à leur tour, et je serai peut-être le dernier voyageur qui les aura vus. Voilà donc ce que 
deviennent les ouvrages de l’homme ! Il est triste de 
le savoir ; mais notre espèce humaine a l’esprit si bien 
fait, qu’elle ne voit que le beau côté des choses, et 
sans songer à ce que le temps a tout-à-fait détruit, 
elle trouve toujours le moyen de s’admirer dans ce
 qui reste. J’ai pensé, mon cher ami, que vous étiez
 fait comme tout le monde, et j’ai voulu vous donner le plaisir des ruines, lorsqu’il en est encore
 temps.

Je n’ai point vu les anciennes citernes de Bysance ; 
 la plupart sont comblées ; celle que les Turcs appellent la citerne des Mille-Colonnes, renferme aujourd’hui une filature de soie. Les Osmanlis n’ont rien fait pour la conservation de ces impenses réservoirs : on ne reconnaît pas là le caractère d’un peuple qui regarde comme sacrées les sources et 
les fontaines, et qui met un soin religieux à se procurer de l’eau. Il est vrai qu’au moyen d’aqueducs, 
Belgrade et Pyrgos fournissent à la capitale de l’eau
 en abondance. J’ai vu près de la porte Oblique
 (Egri-Capou) le principal réservoir où arrivent les
 eaux, et d’où-elles se distribuent dans tous les
 quartiers de la ville. Le volume d’eau est assez 
considérable ; mais qui peut répondre qu’une sécheresse, un tremblement de terre ne viendra pas 
tarir ou détourner la source qui abreuve Constantinople ? Si la cité était assiégée, que deviendrait sa
 nombreuse population, en présence d’un ennemi 
qui pourrait la faire mourir de soif et n’aurait pour cela qu’à renverser un aqueduc ?

Un voyageur ne peut oublier les tours et les 
murailles extérieures de Bysance ; ces murailles
 auxquelles Nicétas reprochait d’être restées debout, après la conquête des Latins, entourent 
encore de leurs débris l’enceinte de la cité. Je les 
ai visitées plusieurs fois pour savoir par quel point 
les Sarrasins, les Croisés et les Turcs avaient attaqué la ville. Ce qui reste des fortifications grecques présente, surtout du côté de la terre des 
points de vue fort pittoresques. Ici le lierre vivace 
grimpe le long des remparts et les couvre d’un ta
pis de verdure ; plus loin des plantes et des arbustes se font jour à travers les jointures des pierres, 
et la plus riche végétation sort des flancs d’une muraille ruinée. Nous avons vu sur les sommets
 des tours des arbres à fruits rouges, presque aussi
 gros que nos orangers des Tuileries. Dans une de
 nos promenades, j’ai cueilli d’excellentes figues à 
l’entrée d’une brèche, qu’on dit avoir été ouverte
 par le canon de Mahomet II.

Je ne m’arrêterai plus sur ce qui nous reste de 
l’ancienne Bysance, car j’ai le projet de vous faire 
connaître la ville telle qu’elle est de nos jours ! Je
 veux donc étudier avec vous, non les révolutions des 
temps passés, mais celles qui sont arrivées de notre 
temps. Nous laisserons la poésie des vieilles ruines, 
 les inscriptions et les médailles antiques, pour observer les monumens contemporains et les médailles 
vivantes, je veux dire les lois, les caractères et les 
physionomies de l’âge présent. Je porterai désor
mais mes études, sur ce qui vit et respire, et non
 sur ce qui est mort et ne peut ressusciter. Vous 
pourrez, voir quand vous le voudrez, la ville de 
Constantin ou la ville des Césars dans Banduri, 
dans Ducange, et surtout dans Pierre Gillius qui 
en sait là-dessus beaucoup plus que moi. Je ne 
vous parlerai plus dans mes prochaines lettres que 
de la ville des sultans et de la population qui l’ha
bite aujourd’hui.

  1. M. Lechevalier, qui nous avait montré l’emplacement d’Ilion, nous a 
servi aussi de guide pour les ruines de Constantinople ; il est celui de tous 
les voyageurs modernes qui a le mieux étudié ce qui reste de la ville de Constantin. On a souvent profité de ses recherches sans le citer.