Correspondance d’Orient, 1830-1831/030

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 92-99).
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LETTRE XXX.

CAMARES, PRIAPUS, LE GRANIQUE ET L’ŒSEPUS.

Août 1830.

Les ruines de Gallipoli nous ont suivis jusque sur le port où nous attendait notre caïque. Parmi les pierres dont on a formé une espèce de digue contre les flots, on trouve plusieurs débris d’antiquités. Nos deux consuls voulaient nous montrer un marbre qui avait long-temps attiré l’attention des voyageurs, mais ce marbre avait disparu. En montant dans notre bateau j’ai mis le pied sur une inscription grecque que nos marins m’ont fait remarquer. C’était une pierre tumulaire des derniers temps du Bas-Empire. Pour des gens qui vont à la recherche des ruines, cette rencontre pouvait être regardée comme un heureux augure.

Nous nous sommes remis en route à sept heures du soir, tous nos matelots étaient ivres ; un de leurs grands carêmes allait commencer ; ils avaient fait leur carnaval à Gallipoli. La manœuvre en a souffert ; une voile a été déchirée, plusieurs avirons ont été brisés ; heureusement que le vent est devenu favorable. Nous étions à l’embouchure du canal, et peu à peu les deux rives s’éloignaient de nous ; quand la nuit est tombée, les côtes de l’Asie et de l’Europe blanchissaient au loin au clair de la lune. Notre marche se dirigeait vers le port de Camarès, l’ancien Parium ; au lever du jour, nous avons découvert la rive où nous devions aborder. La rade de Camarès n’est accessible qu’aux petits batimens ; on voit au bord de la mer plusieurs maisons rangées en forme de quai ; le premier objet qui a frappé nos regards en débarquant, ce sont des latrines publiques, bâties sur les flots et supportées par quatre colonnes de marbre noir, qui ont sans doute appartenu à un temples ; les habitations qui bordent la mer sont comme la Scala ou l’échelle de Camarès. Un bourg de ce nom se trouve derrière le colline qui domine le port ; un chemin traverse la colline vers le nord, et conduit de la rade au bourg de Camarès, dont nous n’avons pu savoir le nom turc. En nous rendant à l’ancien emplacement de Parium, nous avons rencontré sur notre route une foule d’hommes et de femmes qui descendaient à l’échelle, parce qu’on y tenait une espèce de foire ce jour-là. Le premier aspect du bourg de Camarès indique la présence, d’antiques ruines, car chaque maison a quelque précieux débris. Autour de Camarès, vous découvrez au milieu des bruyères et des vignes, dans les jardins, et parmi des arbres, quelques, tronçons de colonnes, des fragmens de marbres qui marquent la place de l’ancienne cité ; les habitans de Gamarès ne connaissent pas le nom de Parium, encore moins son histoire, et cette histoire nous est presque aussi inconnue qu’à eux-mêmes. Tout ce que nous savons avec Strabon, c’est que l’ancienne ville fut fondée par les Milésiens et les habitans de Paros. Le même géographe ajoute que Parium avait parmi ses habitans les Ophiogènes, qui possédaient le secret de charmer les serpens et de guérir de leurs morsures. C’est là que vint se réfugier le culte de Priape, lorsque les autels de ce dieu eurent été renversés à Lampsaque.

Nous avons pu, dans l’espace de deux heures, visiter le village et les environs de Camarès. Nous sommes repartis, longeant la côte asiatique. À quelques lieues de l’ancien Parium, était la ville d’Adrastie, qui existait au temps du navire Argo, car les Argonautes, au rapport d’Apollonius, étant montés sur le sommet du Dindime, oyaient serpenter le fleuve Œsepus et s’élever au milieu des champs Népléiens la ville d’Adrastie. Cette ville est mentionnée par Strabon ; mais aucun voyageur moderne n’a parlé de ses ruines. Nous n’avons pu chercher son emplacement, car nous étions pressés d’arriver au cap Kara-Boha, où fut l’antique Priapus. Nous n’avons pu prendre terre en avant du cap qu’à cinq heures du soir ; à peine descendus, nous nous sommes dirigés vers les sommets du promontoire où s’élèvent plusieurs tours, semblables à des tours de moulin à vent qui n’auraient plus leurs voiles. Plusieurs semblent n’avoir reçu aucune altération dans leurs formes, rondes et coniques ; au bas des tours, nous avons trouvé des restes considérables d’une muraille qui dans son étendue embrasse toute la base du cap Kara-Boha ; cette muraille a plus de quarante pieds de hauteur en quelques endroits, et son épaisseur est de plus de trois pieds. Des ruines aussi considérables, et si bien-conservées, ne sauraient appartenir à des siècles très-reculés, et ne peuvent remonter qu’aux temps où les Grecs de Bysance n’avaient plus que des murailles à opposer à l’invasion des Turcs et des autres barbares. Il est probable que Priapus fut bâti dans le même lieu, et que les ruines de l’ancienne ville ont été employées à construire les fortifications des Grecs du Bas-Empire ; toutefois, nous n’avons remarqué dans les décombres ni pilastres, ni colonnes, et pour vous faire connaître Priapus, je n’ai rien à vous dire que ce que nous lisons dans Strabon. « Priapus, dit-il, est une ville sur la mer avec un port ; elle fut bâtie selon les uns, par les Milésiens, selon les autres, par les habitans de Cisyque ; elle tire son nom du dieu Priape, qu’on y tient en grande vénération, soit que son culte y ait été transporté d’Orneae, ville voisine de Corinthe, soit que ce dieu étant né de Bacchus et d’une nymphe, on ait été porté naturellement à l’honorer dans un pays couvert de vignobles. » Les vignobles, qui couvraient la côte de Priapus, si on en croit les traditions anciennes, s’étendaient sur toute la rive, d’un côté jusqu’à Lampsaque, et de l’autre jusqu’à Cisyque. Le peu de vin qu’on recueille encore dans ces contrées est le meilleur de l’Orient ; on doit regretter qu’une terre si favorable à la culture de la vigne soit tombée sous la domination d’un peuple qui ne boit que de l’eau ; si la civilisation vient à faire quelques progrès en Turquie, et que la liqueur de Bacchus y soit appréciée, comme tout semble l’annoncer, il faut croire que les rivages que nous venons de parcourir retrouveront la gloire et les avantages qu’ils avaient dans l’antiquité, et que le dieu des vendanges y ramènera les plaisirs, et les joies célébrés par les poètes des anciens jours.

Quoique la journée fut avancée, nous avons voulu, nous rendre jusqu’aux étangs dans lesquels se perd le Granique : ces étangs sont à deux milles de Kara-Boha, et à un mille de la mer. La nuit commençait à tomber, les derniers feux du jour éclairaient l’horizon, on distinguait à peine la verdure foncée des joncs et des roseaux ; autour de cette onde immobile et croupissante, on ne voit rien qui annonce la présence d’un fleuve, point d’oiseaux qui chantent dans l’ombre, point de zéphir qui murmure à travers les arbres ; nous ne voyons partout qu’une terre humide et grisâtre au milieu de laquelle croissent l’asphodèle et quelques bouquets de tamarise, nous n’entendions que le croassement des grenouilles et le canard sauvage battant l’eau de ses ailes : nous éprouvions à ce spectacle quelque chose de la mélancolie qu’inspirent les ruines. Comment peut-on voir en effet sans quelque tristesse ce frère du Simoïs, ce Granique si plein de gloire, disparaître et s’abimer ainsi dans un marais sans nom ? J’aurais voulu remonter le fleuve, au moins à quelque distance des étangs, et voir cette belle plaine d’Astarté qu’il traverse dans son cours. C’est dans cette plaine que se livra la première bataille des Macédoniens et des Perses. M. Landern, consul anglais aux Dardanelles, qui a parcouru ce pays en voyageur éclairé, m’avait donné de précieux renseignemens dont j’aurais profité dans ma course. Il a remonté le lit du neuve jusqu’au lieu où s’élève un pont de pierre ; il pense que ce fut dans cet endroit qu’Alexandre passa le Granique et défit l’armée de Darius. Les rivages y sont très-élevés, et le lit du fleuve est formé de terre glaise, ce qui devait ajouter aux difficultés du passage. Les Turcs appellent le Granique Out-svola-sou. À sept ou huit milles du Granique, vers le nord coule l’Œsepus : il est plus considérable que le Granique, et se perd dans la mer de Marmara par deux embouchures. Les Turcs l’appellent Satali-Déré, fleuve de Satali, du nom d’une belle vallée qu’il arrose. Strabon place près de l’embouchure de l’Œsepus le bourg de Memmon. C’est dans ce même lieu qu’était placé, d’après Quintus de Smyrne, le tombeau de Memnon, fils de Titon et de l’Aurore, tué par Achille dans la ville de Troie. « Les Zéphirs, dit le poète, déposèrent le corps du héros éthiopien sur les rivages enchantés où l’Œsepus roule ses eaux profondes : auprès du fleuve était un bosquet délicieux et chéri des Nymphes. Ce fut là que les Nymphes érigèrent un monument funèbre. » Le bourg et le tombeau sont remplacés par un beau tchifflik bâti sur la branche septentrionale du fleuve. Un troisième fleuve, sorti, comme les deux autres, des flancs du mont Ida, se jette à quelques lieues de l’Œsepus dans le golfe de Cisyque ; les anciens géographes le nommaient Tartius et les Turcs Tahiro-oa-Sou.

Ce qui me charme dans mon voyage lointain, c’est de retrouver les montagnes, les plaines, les fleuves, que les hommes ont associés à leur gloire et à leur renommées. Voilà ce qui m’attire et ce qui excite surtout ma curiosité. La poésie des temps modernes a vanté les immenses solitudes du Nouveau-Monde, ces profondes forêts, ces pays vierges auxquels l’homme n’a point donné son nom, et qu’il n’a point vivifiés par sa présence : pour moi, j’aime mieux un rivage, un désert, où l’héroïsme et la gloire ont passé, que ces imposantes régions auxquelles ne se rattache aucun souvenir humain. Le Scamandre, le Granique et l’Œsepus parleront toujours plus à mon imagination que ces fleuves à la grande voix qui n’ont jamais baigné les murs d’une cité, qui n’ont point vu la gloire de l’homme.