Correspondance d’Orient, 1830-1831/026

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 19-35).
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LETTRE XXVI.

LA VILLE DES DARDANELLES ET SES ENVIRONS. VISITE AU PACHA.

Dardanelles, 5 août 1830.

La ville des Dardanelles est assez bien bâtie ; les maisons, construites en bois, y sont couvertes de tuiles. Elle a plusieurs mosquées et plusieurs bazars ; c’est là que s’approvisionnent les voyageurs et les marins qui remontent ou descendent le détroit. La population se compose d’Israélites, d’Arméniens, de Grecs et de Turcs ; les osmanlis en forment la plus grande partie. La ville n’a pas plus de cinq ou six mille habitans, en comptant la garnison du château.

La ville des Dardanelles a des manufactures de maroquin qui ont quelque célébrité, et une très-grande fabrique de poterie. Cette dernière fabrique que nous avons visitée, fournit des vases de terre à tous les pays voisins ; elle en envoie jusqu’à Constantinople. Ce genre d’industrie est un de ceux qui répondent le mieux aux besoins du pays. Le premier meuble d’une maison ou d’une chaumière est un vase de terre ; un habitant de ces contrées se passerait plutôt d’un abri ou d’un vêtement que d’un vase d’argile, renfermant de l’eau pour les ablutions, ou pour les besoins de chaque instant de la vie. Aussi trouve-t-on partout, même dans les lieux déserts, des débris de poterie.

Je me rappelle qu’en parcourant l’emplacement ` de Troie, j’avais ramassé un grand nombre de fragmens de poteries, car j’avais vu dans quelques voyageurs que les débris des vases de terre sont souvent les ruines les plus anciennes, et celles qui résistent le plus au temps. Je choisissais ceux qui me paraissaient avoir le caractère de la plus grande vétusté ; je croyais avoir trouvé tantôt les restes d’un vase qui avait appartenu à la belle Hélène, tantôt les débris d’une coupe dans laquelle le roi Priam aurait fait des libations au grand Jupiter ; mes compagnons et moi nous étions chargés de ces fragmens, ramassés sur l’Acropolis ou aux portes Scées. Mais à mesure que nous avancions dans le pays, de quelque côté que nous portassions nos pas, des débris pareils s’offraient partout à nos regards ; enfin il y en avait partout une si grande quantité, que nos reliques troyennes finirent par perdre de leur prix, et nous crûmes devoir nous débarrasser d’un fardeau qui nous paraissait plus incommode à mesure que nos illusions s’évanouissaient. La manufacture des Dardanelles prépare dans un jour plus de ruines que n’en pourront jamais porter les savans et les antiquaires qui, comme nous, se laisseraient aller à de vaines conjectures et prendraient des tuiles ou des pots de terre brisés pour des restes vénérables d’Ilion.

Nous avons fait quelques promenades autour, des Dardanelles ; les campagnes sont fertiles et généralement bien cultivées ; quelques coteaux sont couverts de vigne, et le vin qu’on y recueille est fort estimé parmi les Européens établis dans le Levant. Nous avons visité les jardins qui sont à l’est de la ville ; là croissent ensemble le chou et l’oignon, la verte laitue ; la citrouille aux flancs larges, le melon aux côtés dorées ; ce n’est pas sans une certaine joie que j’ai reconnu nos abricots, nos poires d’Europe, nos prunes diaprées, nos pèches au frais duvet ; en revoyant des jardins semblables à celui de la chaumière qui m’avait reçu dans des jours malheureux, en revoyant l’humble marguerite, le pâle souci ; la jacinte odorante qui m’inspirèrent mes premier vers, en les retrouvant sous le ciel de l’Anatolie et si loin des lieux où je les avais chantés, je suis tombé un moment dans une sorte de rêverie qui m’a fait oublier les merveilles de l’Orient ; j’en demande pardon à l’antiquité, mais si quelques colonnes en marbré de Paros, si les ruines d’un vieux temple, si quelques restes d’une statue d’Apollon ou de Minerve s’étaient présentés alors devant moi, j’aurais peut-être passé sans les regarder et sans les voir. J’ai causé, à l’aide d’un interprète, avec les ardiniers qui travaillaient dans leurs enclos bordé de haies vive. Ils appartiennent tous à la nation grecque ; ils nous ont dit que leurs pénates sont respectés par les Turcs et que personne ne leur dispute le fruit de leurs travaux ; ils paraissent contens de leur sort ; il est si rare dans ce pays de rencontrer des gens heureux et de voir briller sur des figures humaines quelque sérénité ! Plusieurs voyageurs s’accordent à regarder la classe des jardiniers en Turquie comme la moins maltraitée et la moins malheureuse ; ils n’en donnent pas la raison ; on sait que chez les Musulmans on ne paie pas ordinairement la dîme des fruits, excepté des olives ; le fisc n’atteint point non plus les herbes et les légumes, et l’avidité d’un pacha ne s’arrête guère aux fleurs des jardins ; voilà sans doute pourquoi les jardiniers sont à l’abri du despotisme turc.

En sortant des jardins, nous avons poussé notre course jusqu’au Rhodius ; sur la rive droite du fleuve on a élevé un mur en grosses pierres de taille, en forme de parapet pour arrêter le débordement des eaux qui menace quelquefois de submerger la ville. Le terrain sur lequel on a construit cette muraille est planté de très-beaux platanes qui feraient l’ornement d’une de nos grandes cités ; les Arméniens y ont établi leur cimetière. Tandis que nous étions assis sur les pierres du parapet, nous avons été témoins d’une scène assez curieuse que je veux mettre sous vos yeux. Un groupe de femmes arméniennes, avec des provisions, une cruche d’eau, et un vase rempli de charbons allumés, est venu se ranger en cercle à quelque distance de nous ; tout à coup l’une d’elles s’est mise à pleurer et à gémir ; le groupe tout entier a suivi cet exemple, et l’air a retenti de cris déchirans ; la femme qui avait donné le signal d’un aussi grand désespoir est allée se prosterner sur une tombe voisine dont la terre paraissait fraîchement remuée ; tantôt elle se jetait à genoux, les mains jointes, tantôt elle couvrait la terre de toute la longueur de son corps, ou bien elle restait debout et immobile ; bientôt un prêtre arménien, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, s’est approché de cette pauvre femme ; il a ouvert un livre et prononcé quelques paroles. La femme est revenue au milieu du cercle, et les gémissemens ont recommencé : « Ô mon cher époux, nous t’avons perdu… ô l’exemple des maris, pourquoi nous as-tu quittés ?… qui t’a forcé d’abandonner ce monde où tes amis te pleurent ?. reviens parmi nous, et nous te ferons oublier par nos soins les peines de cette vie… » Après ces apostrophes et mille autres semblables dont on nous a donné à peu près le sens, le prêtre s’est placé auprès du groupe des pleureuses, il a récité de nouveau quelques prières ; une femme est sortie du cercle, a fait plusieurs signes de croix ; elle a baisé la main et le livre du prêtre arménien ; cette cérémonie a duré fort long-temps ; on a prié devant plusieurs tombes ; à chaque prière, on donnait au prêtre une pièce de monnaie ; les scènes de deuil se sont enfin terminées par un festin qui n’avait rien de triste, car toutes les femmes étaient persuadées que les mânes de leurs parens se trouvaient au milieu d’elles, et qu’ils prenaient leur part du banquet funèbre.

La scène que je viens de vous raconter n’est autre chose qu’un anniversaire ; les femmes arméniennes viennent, selon l’usage de leur culte, honorer la mémoire de leurs parens qui ne sont plus. Elles emmènent avec elles des pleureuses qui s’associent à leur douleur et qu’on paie en raison de leur désespoir ; je m’étonne qu’un sentiment aussi naturel que celui qui nous fait honorer les morts, se manifeste d’une manière si diverse, et que les regrets de l’amitié ou de la famille ne parlent pas chez tous les peuples la même langue. Nous avons vu que, chez les Turcs, la religion défend de pleurer et de gémir aux funérailles ; ici au contraire, c’est une œuvre méritoire, une chose qui plaît à Dieu, que de se désoler sur un tombeau. Nous avons des moyens plus solennels, mais peut-être moins expressifs pour déplorer le trépas de ceux que nous avons perdus ; qui ne connaît nos éloges académiques, nos oraisons funèbres, nos discours en prose et en vers, débités avec appareil devant un cercueil prêt à se fermer pour jamais ! Si j’avais à choisir entre notre rhétorique qui se met en deuil, notre éloquence qui pleure et qui s’admire, et de pauvres femmes qu’on paie pour faire retentir l’air de leurs cris, j’avoue que je serais quelquefois embarrassé.

Je ne puis déchiffrer dans mes notes le nom que les Turcs donnent au Rhodius ; ils ont une grande vénération pour ce fleuve, et leur superstition entoure son origine de mille traditions merveilleuses. Nous demandions à un Turc d’où vient le Rhodius. — Il vient de si loin que personne, n’a jamais pu savoir sa source. — On raconte dans le pays, et le peuple y ajoute une foi entière, qu’un homme partit autrefois à cheval des Dardanelles, pour aller chercher la source du Rhodius ; cet homme marcha quatre vingts ans sans découvrir l’origine du fleuve ; à la fin, son cheval fut changé en sel ; on ne dit pas si le voyageur revint à pied, et combien il mit de temps pour revenir. Ne croirait-on pas, d’après ces contes populaires, que le fleuve que nous voyons traverse des contrées inconnues, et qu’il en est de sa source comme de celle du Nil ? Il n’est pas néanmoins un habitant de ce pays qui ne pût s’assurer par lui-même de la vérité ; il ne faut pas plus de deux journées pour se rendre à la chaîne septentrionale de l’Ida, d’où s’écoule le Rhodius et pour revenir de l’Ida jusqu’à la mer, en suivant le cours du fleuve qui n’a que douze ou quinze lieues.

Les anciens Grecs avaient une mythologie pour les fleuves et les fontaines ; les Turcs en ont une aussi, car ils sont pleins de respect pour l’humide élément ; ce ne sont plus des nymphes, mais des génies qui ont la garde des eaux ; nous pressions un habitant des Dardanelles de nous conduire à quelques lieues d’ici dans une vallée où coule le Silléis ; cette proposition lui paraissait suspecte ; que voulez-vous faire du Silléis ? nous disait-il ; comme nous insistions, il nous a parlé d’un voyageur qui avait voulu pénétrer à la source de cette rivière, et que le génie du fleuve avait frappé de mort. Vous voyez que la mythologie des Turcs porte l’empreinte de leur caractère et de leurs lois ; les Grecs se représentaient les divinités des eaux et des campagnes sous des formes douces et riantes ; l’imagination des Osmanlis peuple les champs et les bois dé fantômes menaçans : les génies qu’ils placent à la garde des sources et des rivières sont pour eux comme les chiaoux ou les muets du sérail.

Je ne vous ai pas encore parlé de ce qu’il y a de plus curieux aux Dardanelles ; je ne vous ai pas dit un mot du pacha ; avant de lui être présenté, je voulais savoir quelque chose sur son caractère, sa politique et ses habitudes ; quoique l’Anatolie n’ait point de journaux, et que chaque homme ici, y comme le Dieu du silence, tienne sans cesse le doigt sur sa bouche, on sait néanmoins ce que font et ce que disent les pachas. La biographie d’un pacha de l’Hellespont ne peut manquer de vous intéresser. Voici ce que j’ai pu recueillir jusqu’à présent.

Le pacha des Dardanelles était, il y a peu de temps, gouverneur de l’île de Cos ou Stanchio, où son départ a laissé peu de regrets. Il n’a qu’une femme qui est fort riche, et qui a exigé en se mariant qu’il n’en épouserait pas une seconde, tant qu’elle resterait avec lui ; comme tous les pachas, il a un médecin qui est en possession de sa confiance, et qui est, après le maître, l’homme le plus important du sérail ; ce médecin, en faisant les affaires du pacha, ne néglige point les siennes ; et son nom n’est pas épargné dans les malédictions du peuple. On vante la modération du visir des Dardanelles, parce que, dans sa justice distributive, il s’en tient ordinairement à la bastonnade ; il n’est pas de jour où de pauvres rayas et même des Turcs ne reçoivent cinquante ou cent coups de bâton sur le dos ou sur la plante des pieds ; le consul anglais avait dénoncé au pacha un Grec dont il croyait avoir à se plaindre ; celui-ci, sans avoir été entendu, a reçu le châtiment accoutumé ; le consul anglais ayant exprimé ses regrets sur ce que l’homme accusé avait été puni, sans avoir été jugé, le pacha lui a répondu, qu’il avait regardé sa plainte comme un jugement. Le pacha a, comme le sultan Mahmoud, la manie de bâtir, et par là il est devenu là terreur des ouvriers, car il les force de travailler, et il ne les paie pas, ou les paie si mal qu’ils meurent de faim à son service. Toutes les fois qu’il veut réparer ou bâtir un kioske, ou seulement remuer une pierre dans la ville et à la campagne, tout ce qu’il y a ici de matons et de charpentiers prend la fuite. Vous me demanderez quel est l’opinion du pacha par rapport à là réforme qu’on veut opérer ; je ne crois pas qu’il ait d’autre politique que celle de rester en place. Il est comme beaucoup de gens qu’on rencontre partout, qui n’ont point d’opinions, et qui font leur chemin avec les opinions des autres. Il croit que le vent de la faveur vient aujourd’hui de l’Occident, et que les Francs ont quelque crédit sur l’esprit du sultan Mahmoud ; il fait sa cour aux Francs, il la fera demain aux janissaires, si la fortune vient à changer, toujours prêt à servir tout ce qui réussira, mais bien décidé à ne pas se faire étrangler pour un parti.

À présent que vous connaissez un peu le pacha des Dardanelles, vous prendrez peut-être quelque intérêt à nous suivre dans notre présentation à son excellence. Nous avons été présentés ce matin, on nous a fait un accueil magnifique. D’abord le pacha s’est levé pour nous recevoir, ce qu’un Turc ne fait jamais pour des chrétiens ; puis après le café et le chibouc, nous avons eu les confitures et le sorbet. Le pacha nous a fait plusieurs questions sur la France ; il nous a demandé entre autres choses quelle était dans nos provinces la dignité qui correspond au gouverneur d’un pachalik eh Turquie ; je lui ai répondu que l’administration de nos départemens ou pachaliks, se composait dé plusieurs fonctions, et autorités différentes, qu’il y avait un homme pour recevoir l’impôt, un autre pour faire exécuter les ordres de l’administration générale, un troisième, pour commander les, troupes, un quatrième, pour faire la police, etc. Tous ces hommes réunis, lui ai-je dit, forment l’équivalent ou plutôt la monnaie d’un pacha. Son excellence avait quelque peine à concevoir un pacha en plusieurs personnes. Elle m’a fait plusieurs autres questions sur le gouvernement de la France ; j’ai répondu de mon mieux, mais j’ai bien vu que je n’étais pas compris. En parlant de quelque chose d’embrouillé, de difficile à comprendre, nous disons quelquefois que c’est de l’algèbre ; notre gouvernement représentatif est plus que de l’algèbre pour les Turcs. J’aurais bien voulu interroger à mon tour le pacha sur l’état présent de la Turquie ; mais je n’en ai pas trouvé l’occasion ; les Osmanlis, en général, n’aiment pas qu’on les interroge sur la politique de leur souverain et sur la situation actuelle de l’empire. Notre conversation a fini par des lieux communs sur la morale et par des maximes tirées de la sagesse des nations, c’est-à-dire par des proverbes. Cette manière de s’exprimer par sentence est souvent un moyen d’échapper aux questions, et les Turcs sont très-habiles dans cet art de parler sans rien dire. Après nous avoir débité quelques maximes orientales, le pacha a fait un signe ; un esclave a promené devant nous une cassolette d’où s’exhalaient des parfums ; un autre esclave a répandu sur nos mains et sur nos vétemens des eaux odoriférantes cette dernière cérémonie est ordinairement le signal par lequel celui qui vous reçoit vous invite à prendre congé de lui. Quand nous sommes sortis, son excellence s’est levée de son sopha comme elle l’avait fait à notre arrivée.

Un événement qui a beaucoup occupé les Dardanelles ces jours derniers achèvera de vous faire connaître la politique du pacha. Voici le fait : Une femme turque, lasse d’être battue par son mari, prend le parti de s’enfuir du harem et de retourner à l’île de Samothrace sa patrie. Elle se réfugie dans un navire portant pavillon russe ; le mari va se plaindre au pacha, qui envoie aussitôt des soldats turcs pour ressaisir la fugitive. Cette affaire, qui dans tout autre temps eut été sans conséquence, prenait une certaine, importance dans la situation où se trouve la Porte vis-à-vis de la Russie. Le consul de cette nation a protesté contre l’outrage fait à sa bannière ; les autres consuls francs n’ont point gardé tout-à-fait la neutralité, et ont paru prendre parti contre le pacha. Celui-ci, à qui la Porte dans ses instructions recommandait d’avoir les plus grands égards pour les consuls européens, s’est trouvé fort embarrassé et a supplié le consul russe de ne point porter ses plaintes à Constantinople ; il promettait d’arranger l’affaire à la satisfaction commune, et déjà il avait confié a la femme de son médecin la musulmane fugitive. À notre arrivée aux Dardanelles, tout le monde était dans l’attente d’une décision ; les vrais croyans, qui ont conservé leur fanatisme, criaient au scandale, et demandaient que la femme infidèle fût rendue à son mari qui seul avait le droit d’en faire justice. Dans tous les consulats, on exprimait le vœu que la femme fut reconduite dans le bâtiment grec ; le pacha, qui avait encore plus peur des consuls que des vrais croyans, à pris le parti que lui indiquaient les Européens, et tout s’est terminé par une circonstance que personne ne pouvait prévoir. La femme battue ayant été reconduite sur le navire d’où elle avait été enlevée, les Grecs du bâtiment, qui s’étaient montrés d’abord si hospitaliers, si compatissans pour elle, l’ont tellement maltraitée, tellement outragée, qu’elle a pris le parti de retourner auprès de son mari ; elle est rentrée, hier dans sa prison conjugale ; le consul russe est satisfait, et le pacha est tranquille.

Telle a été le dénouement d’une aventure qui semblait devoir mettre tout en feu et qui est devenue un véritable sujet de comédie. Il faut croire néanmoins, d’après la tentative que vous venez de voir, qu’un certain amour d’indépendance fermente dans les harems de la Turquie. Je vous ai déjà parlé d’une aventure à peu près semblable dans la baie d’Érisso, toutefois les Osmanlis n’en sont point encore venus au point où ces atteintes portées aux lois de l’hymen puissent recevoir des encouragemens publics. On soupçonne les Grecs du navire où s’était réfugiée l’épouse fugitive, de s’être entendus avec le pacha pour dégoûter cette pauvre femme de la liberté ; quoi qu’il en soit, leur conduite aurait été une nouvelle preuve de cette vérité, qu’il y a souvent quelque chose de pire que les tyrans, ce sont les libérateurs.

Tous les navires qui passent dans l’Hellespont étaient autrefois visités aux Dardanelles, les bâtimens devaient rester trois jours dans le mouillage de Niagara ; la Porte s’est beaucoup relâchée de ses rigueurs, depuis que les puissances chrétiennes ont des consuls dans cette ville ; on se contente de voir les passeports, sans faire aucune visite. Les deux châteaux ne sont plus un épouvantail, et l’artillerie qu’on y entretient n’est plus employée qu’à saluer les vaisseaux de guerre qui passent. On répare de temps en temps les deux forteresses, mais on n’y met jamais la main sérieusement ; il faut faire ici une remarque générale qui pourra vous expliquer comment cet empire turc, autrefois si redoutable, a perdu peu à peu une grande partie de ses moyens de défense ; jamais la Porte ne fournit aux dépenses des constructions ou des réparations jugées nécessaires dans les places de guerre et les forteresses ; lorsqu’une fortification menace de tomber en ruines, le pacha de la province, oblige de tout faire à ses frais, prend de d’argent et des ouvriers partout pu il en trouve, et commande les travaux qui se réduisent le plus souvent à l’application d’une couche de chaux sur les murailles extérieures des tours et des châteaux qu’il s’agit de réparer. Les forteresses turques, ainsi reblanchies à neuf, presque tous les deux ou trois ans produisent un effet très-pittoresque au bord de seaux, et sur le penchant des collines verdoyantes ; elles fixent très-agréablement l’attention des voyageurs et des peintres de paysage, mais elles ne sauraient arrêter les flottes ou les armées ennemies. Vous pouvez juger par là de l’état de défense où doivent se trouver maintenant les frontières de la Turquie et les avenues de la capitale. C’est un spectacle qui m’afflige, et qui me paraît encore plus triste, lorsqu’en jetant les yeux autour de moi, je vois que tout ce qui se fait dans le pays, se fait de la même manière, et qu’on ne s’occupe pas plus sérieusement d’améliorer les lois d’une administration vermoulue, que de relever des murailles qui s’écroulent. On veut reprendre la force qu’on a perdue, on veut retrouver les jours d’une gloire éclipsée, mais les abus qui ont amené le mal subsistent encore ; au lieu d’aller au fond des choses, et de pénétrer dans la plaie pour la guérir, on s’arrête à la superficie, on s’en tient aux apparences, et je crains bien que les réformes tentées pour renouveler le vieil empire d’Otman, ne ressemblent à l’application d’une couche de chaux sur un édifice tombant en ruines.

Quand nous sommes arrivés aux Dardanelles, on n’y connaissait point encore la prise d’Alger ; les vents du nord n’avaient permis à aucun navire de remonter l’Hellespont et d’apporter la nouvelle qu’on avait déjà reçue par terre à Constantinople. Un cutter anglais se morfondait depuis quinze jours devant Ténédos, sans pouvoir devancer la renommée qui cette fois avait pris la route de terre ; c’est une frégate française, venant de Stamboul, qui nous a appris que le général Bourmont était entré dans Alger le 5 juillet. Dans un dîner chez le consul de France, nous avons porté plusieurs toasts à la gloire de notre armée et de ses illustres chefs. Cette nouvelle a produit parmi les Turcs une très-grande sensation ; les plus fanatiques ne veulent pas y croire ; ceux qui ne refusent pas d’y ajouter foi disent entr’eux que si les Français sont entrés dans Alger, ce ne peut être que d’après la permission expresse du sultan Mahmoud. Ma joie serait complète, si nous avions des nouvelles de France. Nous nous demandons avec inquiétude ce qu’est devenue cette monarchie d’où sont parties les foudres de la victoire triomphante sur les côtes d’Afrique, impuissante peut-être à se maintenir dans sa propre capitale ; redoutée des tribus de l’Atlas, et chez elle le vain jouet des factions. J’interroge la renommée, et la renommée ne me répond point ; je vois des vaisseaux d’Europe que les flots et les vents entraînent avec rapidité, et qui passent sans nous jeter une lettre, un mot qui nous instruise ; pas une voix d’Occident ne vient dissiper nos alarmes, et je n’entends que la tramontane qui souffle avec violence dans l’Hellespont.

Il est probable que je ne recevrai de vos nouvelles qu’à Constantinople, et je suis bien impatient d’y arriver. Nous avons loué un caïque, et nous nous mettrons en mer dès que les vents seront un peu calmés.