Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLXXII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 52-54).


DCCLXXII

À M. ADOLPHE CRÉMIEUX,
MINISTRE DE LA JUSTICE, À BORDEAUX


Nohant, 28 décembre 1870.


Cher maître et ami,

Cette réquisition de chevaux est trop rigoureuse dans certaines localités : chez nous, par exemple, où elle nous livre à la famine ou aux Prussiens. L’arrondissement de la Châtre ne laboure qu’avec des bœufs et fait peu d’élèves de chevaux ; chaque personne n’a que le strict nécessaire, surtout cette année, privée de fourrages. Votre décret, pris à la lettre par les officiers de remonte, apportera une perturbation profonde, surtout dans nos hameaux éloignés des villes. Quant à nous, personnellement, qui n’avons, pour toute notre régie, que deux juments et qui sommes très isolés dans la campagne, que ferons-nous si nous sommes envahis ? Je veux bien qu’on me débarrasse de la vie ; mais ma belle-fille et mes deux petits-enfants, les laisserai-je exposés aux injures et aux cruautés de l’ennemi ? Nous avons une grande voiture et deux pauvres bêtes qu’il nous sera complètement impossible de remplacer : en temps ordinaire, ce serait déjà difficile. Nous comptions sur cette ressource de pouvoir sauver la famille en cas d’invasion ; car les chemins de fer sont inabordables et les voitures de communication, qui sont des entreprises particulières, vont cesser leur service dès qu’on prendra leurs chevaux. Des centaines de familles sont dans le même cas. Par dévouement pour le pays qu’elles font vivre, elles n’ont pas voulu s’éloigner avant la dernière extrémité, et elles n’ont pas d’autre moyen de locomotion que leurs modestes véhicules. Parler de luxe et de carrosses dans la vallée Noire, c’est une moquerie ! Et nos fermiers, avec quoi sauveront-ils leurs denrées de l’ennemi ? Et nos malades, qui ira leur chercher le médecin ? Sommes-nous perdus à ce point qu’il faille nous mener si durement ? Ces mesures le font croire et ajoutent le découragement à la panique.

Ne pourrait-on admettre des exceptions pour ceux qui ne tirent aucun profit de leur écurie ?

Pour ceux qui ont une petite aisance, ne pourrait-on admettre qu’ils contribueront en argent pour une somme égale à l’évaluation des animaux ? Si vous ne donnez pas d’instructions particulières, à cet égard, aux fonctionnaires, ils feront du zèle mal entendu ou n’oseront vous avertir des malheurs que le décret nous assure, et de la désaffection qui en sera la suite. Je ne suis pas suspecte de cupidité ou de réaction. Je vous dis ce qui est vrai.

Ce qui est vrai aussi, c’est mon affection et mon dévouement pour vous.

GEORGE SAND.