Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDXCII



CDXCII

À MAURICE SAND, À BORD DU JÉRÔME-NAPOLÉON


Nohant, 1er septembre 1861.


Je vois à tes lettres que, tout en rendant justice aux Américains, tu éprouves parmi eux un étonnement mêlé de malaise, et que cette grande question de la liberté individuelle, à laquelle tu n’avais peut-être pas beaucoup réfléchi encore, se présente à toi grosse d’orages sur cette terre de l’individualisme. Je ne sais pas ce que tu concluras à ton retour ; mais je peux te dire ce que je conclus dans mon coin en fermant un très beau livre qui, pour moi, résume tout le cœur et toute l’intelligence de l’Amérique. C’est le livre du pasteur américain unitariste Channing.

Peut-être vas-tu traverser trop vite la patrie de cet homme remarquable pour entendre parler de lui ou du moins pour juger de l’influence qu’il a pu exercer sur les esprits. Je dois donc te le résumer en deux mots :

La raison, premier et principal guide de l’homme ;

La liberté individuelle, premier devoir et premier droit de l’homme.

Cela paraît sec, présenté ainsi, et tu seras très étonné, quand tu liras ce philosophe, de trouver en lui un enthousiasme de charité extraordinaire, une éloquence partant du cœur, enfin toutes les qualités d’un véritable apôtre.

Mais tu feras comme moi, tu voudras conclure, et tu verras, en concluant, que cet homme sincère est un apôtre stérile et ce cœur d’or un cœur qui se trompe.

Channing prêche une seule et simple doctrine, l’Évangile. De là une admirable et excellente tolérance. Lui protestant, il admet à sa communion tous les dissidents, même les catholiques. Il ouvre le temple unitaire de la foi et du salut éternel à tout homme, quel que soit son culte, qui veut y entrer avec cette courte formule : « J’aime Dieu et mon prochain dans l’esprit du Christ. »

Il n’exige pas que l’on croie à la divinité de Jésus si la raison s’y refuse, et n’admet point qu’on raille celui dont la raison admet cette divinité. Il veut que le plus croyant et le moins croyant s’aiment l’un l’autre, tout en aimant Dieu, qu’ils ne se damnent pas, qu’ils ne se contrarient pas, et que nul ne se mêle de leurs affaires. Si cela est possible, rien de mieux ; mais Channing a-t-il trouvé le chemin vers ce temple de la raison et de la liberté soutenues par la foi ?

Certes, il dit tout ce qu’on peut dire de beau, de bon et de bien pour y amener les hommes ; mais il étend cette tolérance à tous les actes de la vie civile et politique. Peu importe, selon lui, la forme, le nom, l’essence du gouvernement. Aucune loi ne l’embarrasse ; tout lui paraît possible, si les hommes ont l’esprit de charité et l’esprit d’examen. C’est vrai ; mais, s’ils ne l’ont pas, il faudrait pourtant le leur donner, et, depuis que le monde est monde, c’est par des institutions qu’on a rêvé ou essayé de former les individus et d’élever le sens moral des sociétés ; depuis que le monde est monde, le niveau général a été très au-dessous des conceptions des grands esprits qui ont entraîné et enthousiasmé les masses. À preuve, tout d’abord, Jésus crucifié.

D’ailleurs, à quoi bon des institutions ? Si Channing est logique, il ne fallait pas dire : « N’importe quelles institutions. » Il fallait aller droit au fait et dire : « Aucune espèce d’institution. »

Et tu vas voir qu’il le dit :

« L’individu est plus que l’État. Il n’est pas fait pour se dévouer et se sacrifier à l’État : c’est l’État qui doit se dévouer à lui et le protéger ; l’État n’est institué que pour garantir et respecter les droits de l’individu. »

Voilà donc la loi et les prophètes ; voilà l’essence de l’unitarisme, et, dans ce sens, unité ne signifie plus en religion le Soyez tous en un de Jésus-Christ ; encore moins l’unité politique et nationale que poursuit l’Italie et que rêvent les autres nations asservies de l’Europe. Cela signifie tout simplement : « Chacun pour soi et Dieu pour tous ! » Or je défie Dieu lui-même, Dieu qui est la logique même, d’être pour deux partis contraires, à plus forte raison pour les milliards de partis contraires qui divisent l’humanité, morcelée en milliards d’individus. Heureusement Dieu nous voit de haut, Dieu sait attendre, Dieu ne prend pas parti dans nos querelles et il est pour nous tous en ce monde, en ce sens seulement qu’il est pour tous ceux qui cherchent sa lumière.

Quant à l’État, qui n’est pas Dieu, il faut pourtant bien qu’il cherche à imiter Dieu dans sa logique, sa patience, sa protection universelle, sa douceur et sa prévoyante fécondité. Qu’il laisse toute la liberté possible à l’individu et qu’il se dise à lui-même que c’est là un de ses principaux devoirs, oui, certes ! — mais il ne peut pas être Dieu ; qu’il s’appelle république, roi ou pape, il ne peut pas agir à la manière de Dieu, qui nous attend dans l’éternité, et pour toute l’éternité. Il ne peut abandonner les individus à l’impunité apparente où Dieu nous laisse, et, comme il agit, lui, l’État, dans le temps et dans l’espace limités, il n’a pas découvert, il ne découvrira pas le moyen de nous laisser tous libres d’une manière absolue, à moins que nous ne soyons tous parfaits.

« Soyez-le ! répondrait Channing. Aimez-vous les uns les autres. »

Oui, cent fois oui ! mais c’est commencer par la fin le beau roman de l’avenir. D’autres protestants du passé, les hussites laborites, avaient dit : « Un temps viendra où il n’y aura plus ni lois ni autorités dans la ville sainte. »

Je le crois aussi, ce temps viendra. Nous sommes à peine arrivés à la première aube de notre existence intellectuelle et morale. L’Évangile de saint Jean sera un jour aussi clair que le soleil, et nous nous aimerons les uns les autres parce que nous serons bons et raisonnables. Nous n’aurons plus besoin de rois ni de papes, ni même de républiques. Personne ne prêchera plus la loi, qui sera dans tous les cœurs ; personne ne commentera plus la Bible pour demander à son examen la règle de sa conduite. Nous serons tous des anges dans la ville sainte.

Mais où est-elle ? dans une autre planète, ou dans celle-ci ? Pourquoi pas dans une autre ? Notre âme est libre, donc elle est immortelle et peut aller dans tous les mondes. Et pourquoi pas dans celle-ci ? Nous avons la notion de la perfectibilité et nous pouvons transformer, diviniser presque le monde où nos générations se succèdent en se léguant leurs travaux et leurs conquêtes.

Mais nous sommes loin du but, et, si l’idéal de Channing est beau et grand, s’il est réalisable, — j’en suis persuadée, — il ne l’est pas par la doctrine de l’individualisme. Cela, je le nie de toute ma conscience, de tout mon cœur et de toute ma foi.

Channing s’est trompé et beaucoup d Européens, séduits par l’audace de ce cœur optimiste, enthousiaste et léger, ont aimé cette tolérance religieuse qui était l’œuvre de notre XVIIIe siècle français.